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de l’Astrée du temps passé, si différente de l’Astrée d’alors. L’abbé d’Artigny soutient que cette conciliation est impossible ; mais il nous semble que sur ce point de casuistique amoureuse c’est le docte évêque qui a raison contre le savant abbé.

Le premier ouvrage de d’Urfé ne faisait guère prévoir qu’il écrirait un jour l’Astrée. L’homme qui devait consacrer son âge mûr à une vaste composition romanesque, dont le principal défaut est la fadeur, débuta en littérature par une sorte de traité de philosophie morale empreint du stoïcisme à la fois le plus sévère et le plus exalté. Engagé dans la ligue par son attachement au duc de Nemours, le jeune d’Urfé avait été un des derniers à déposer les armes. Il soutenait encore dans le Forez le drapeau de la résistance, quand déjà toutes les autres provinces avaient fait leur soumission à Henri IV. Emprisonné deux fois dans des circonstances que le mieux informé de ses biographes n’a pu éclaircir, trompé dans ses espérances, aigri contre les hommes, il composa à vingt-sept ans, en 1595, dans sa prison même, cet ouvrage intitulé Épîtres morales, où il se raidit contre la destinée, et proclame fièrement, à l’imitation de Zenon et de Sénèque, le mépris des richesses, des grandeurs, des adversités, de la mort même, et la subordination absolue de tous les instincts, de toutes les passions de l’homme à sa raison. Son style n’a pas encore ce caractère de facilité limpide et d’élégance harmonieuse qui se remarque même dans les pages les plus subtiles de l’Astrée, et qui donne à ce livre un grand intérêt, comme signe de la transformation du langage se manifestant dès les premières années du XVIIe siècle. C’est encore la langue du XVIe que parle le jeune auteur des Epîtres morales ; ses tours de phrase sont souvent lourds, obscurs, parfois même incorrects, mais souvent aussi ils ont une allure énergique qu’on trouve plus rarement dans l’Astrée. « Se vante de ses bonnes fortunes qui voudra ! s’écrie le jeune ligueur captif. Quant à moi, j’estime mille fois plus mes malheur, car ils sont esclaves de leurs fortunes, et sont contraints de leur obéir comme ses payes et mercenaires ; mais j’appelle mes malheurs miens d’autant que je les ai surmontés, et que comme serfs je les tiens sous moi[1]. » L’incorrection dont nous parlions tout à l’heure est visible dans cette phrase, mais il nous semble que la dernière partie surtout est d’une facture vigoureuse, et il y a beaucoup de passages de ce genre dans les Épîtres morales. Cependant le jeune d’Urfé n’était pas tellement stoïcien qu’on ne puisse, même dans ce livre austère, saisir quelque indice plus léger qui nous ramènera à l’Astrée. L’exemplaire que nous avons sous les yeux contient deux

  1. Épistres morales, liv. Ier, p, 100.