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aussi pur que constant, qui se serait prolongé sans altération durant vingt-quatre ou vingt-cinq ans, il faudrait bien reconnaître que d’Urfé était digne d’inventer le personnage de Céladon, car lui-même aurait dépassé ce type des amans délicats et fidèles. Malheureusement il y a toujours des vérificateurs impitoyables pour contrôler les légendes les plus intéressantes. Bien longtemps avant M. Bernard, un écrivain du XVIIIe siècle, l’abbé d’Artigny[1], opposant au récit de Patru l’autorité des dates, avait démontré qu’à l’époque du mariage de Diane de Chateaumorand avec son frère aîné, Honoré d’Urfé avait sept ans ou neuf ans au plus, et que par conséquent il est très difficile d’admettre qu’à cet âge son père ait été obligé de l’envoyer à Malte pour le distraire d’une passion malheureuse, — que rien n’indique qu’il ait jamais été à Malte, et qu’à l’époque où Patru le peint en proie aux douleurs d’un amour contrarié, il était au collège de Tournon, où nous l’avons vu à quinze ans fort occupé de danser la moresque et de jouer des pastorales en vers latins. Le dernier des biographes de d’Urfé ne fait que reproduire sur ce point les argumens de l’abbé d’Artigny, auquel seulement il a oublié de faire honneur de cette découverte ; mais tous deux concluent de là que le récit de Patru dans son entier n’est qu’une fable, qu’il n’a jamais existé la moindre nuance d’amour entre d’Urfé et Diane de Chateaumorand, et que si, après l’annulation du mariage de sa belle-sœur, l’auteur de l’Astrée l’a épousée quand elle avait près de quarante ans, c’est uniquement par calcul, afin de ne pas laisser sortir de sa maison les grands biens qu’elle y avait apportés. Ce sont ces conclusions peu romanesques qui nous paraissent excessives. Patru s’est trompé évidemment dans une partie de son récit : il a confondu les dates, fait remonter trop haut et peut-être durer trop longtemps la passion de d’Urfé, quoiqu’il ait soin de dire que celui-ci était presque encore enfant quand il commença à aimer Diane ; mais s’ensuit-il que nous devions repousser comme une imposture complète le témoignage d’un homme honorable tel que Patru, qui, après nous avoir avoué avec franchise que d’Urfé l’a trouvé trop jeune pour lui donner toutes les explications qu’il demandait, nous déclare néanmoins positivement que son récit est une petite partie de ce qu’il a pu comme dérober à l’auteur de l’Astrée dans les conversations qu’il a eues avec lui. Nous ne voyons en effet rien d’invraisemblable à ce qu’Honoré d’Urfé, après sa sortie du collège à dix-huit ou vingt ans, vivant dans une intimité d’abord fraternelle avec une très belle personne de vingt-trois ou vingt-quatre ans, mariée sans amour à treize

  1. Voyez Nouveaux Mémoires d’Histoire, de Critique et de Littérature, par l’abbé d’Artigny, t. V, p. 20 et suiv.