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les attaques très vives dont l’Amadis était l’objet de la part des hommes sévères dans les deux communions. D’un côté, le père Possevin, savant jésuite, un des maîtres de saint François de Sales, fulminant contre ce roman, assurait que c’était à l’instigation du diable que l’Amadis avait vu le jour ; il ajoutait même que le diable avait suscité cet ouvrage, afin de favoriser les progrès de l’hérésie de Luther et de Calvin. Ceci était moins admissible, car d’un autre côté les calvinistes austères attaquaient avec une égale ardeur l’immoralité de l’Amadis. Le capitaine La Noue a écrit contre ce roman tout un discours sous ce titre assez curieux « que la lecture des livres d’Amadis n’est moins pernicieuse aux jeunes gens que celle des livres de Machiavel aux vieux[1]. » Après avoir ainsi rapproché d’une façon piquante deux ouvrages si différens en apparence, mais qui tous deux aboutissent au même résultat, l’altération du sentiment moral, La Noue, indépendamment de l’accusation principale qu’il dirige contre l’Amadis, attaque ce roman sur quelques points très importans alors, et qui valent la peine d’être indiqués comme un signe du temps : il lui reproche d’avoir, en prodiguant les enchantemens et les sortilèges traditionnels, contribué à entretenir en France le goût très dangereux de la magie et de l’astrologie ; il l’accuse ensuite de multiplier les duels et l’esprit de vengeance « en attachant le plus haut point d’honneur des chevaliers à s’entrecouper la gorge pour choses frivoles. » Il s’élève enfin contre les prouesses absurdes et impossibles dont ce livre farcit l’imagination des jeunes gens. « Quand un gentilhomme, dit le vieux guerrier, auroit toute sa vie lu les livres d’Amadis, il ne seroit bon soldat ne bon gendarme, car pour être l’un et l’autre il ne faut rien faire de ce qui est là-dedans. » Quant à l’effet de ce roman sur les mœurs, La Noue le juge bien plus pernicieux encore : il fait remarquer que c’est surtout dans les inventions licencieuses, dans l’art d’assaisonner ce qu’il appelle le poison de volupté, que les traducteurs et continuateurs de l’Amadis espagnol se sont donné carrière.

Il y a en effet souvent, même dans les deux premiers livres de l’Amadis français, plus réservés que les autres, un singulier mélange de délicatesse outrée et de grossièreté indécente. Tous ces détails scabreux sur lesquels nous avons vu le plus ingénieux romancier du XVe siècle, La Sale, glisser légèrement, — d’Herberay, sans les multiplier à chaque page, les aime pourtant beaucoup, et quand il les rencontre sous sa plume, il les dessine et les colore avec une complaisance qui touche à la lubricité, et qui devait plaire aux contemporains de Brantôme, en même temps qu’il y accoutume l’imagination

  1. Discours politiques et militaires du seigneur de La Noue, p, 199, édition de 1588.