Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/622

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parlez n’étaient point pleurs, la source en estant jà épuisée ; c’étoit une humeur provenant de mon cœur, lequel tant continuellement ardoit en votre amour, qu’estant contraint par l’effort de la flamme, il faisoit monter aux yeux l’eau que nature mettoit autour de soi pour le conserver et lui donner vie. » À cette sensibilité larmoyante, Amadis joint une nuance très marquée de mélancolie rêveuse ; lorsque de faux rapports ont irrité Oriane contre lui, son désespoir, au lieu d’aboutir à la folie comme celui de Tristan, qui a servi de modèle à l’Arioste pour son Roland furieux, tourne en une sorte de désolation plaintive et paisible qui cherche la solitude pour s’y repaître de souvenirs. C’est alors qu’Amadis se réfugie dans un ermitage où il reçoit ce nom de Beau-Ténébreux, ridiculisé à jamais par l’immortelle parodie de Cervantes, mais qui n’en fait pas moins d’Amadis le père d’une foule de héros langoureux et assombris qui joueront plus tard un grand rôle dans la littérature romanesque.

Tout en s’abandonnant au plaisir de pleurer et de rêver, le Beau-Ténébreux résiste pourtant un peu à son chagrin ; on le voit même chercher des récréations dont n’usaient guère, je crois, les chevaliers de la Table-Ronde. « Il commença, dit d’Herberay, pour divertir sa tristesse, à pêcher quelquefois à la ligne. » Ce n’est pas seulement parce que le héros principal pêche quelquefois à la ligne que le roman d’Amadis nous offre une altération de l’ancien idéal chevaleresque : c’est que dans ce livre, à côté d’une exagération de coups de lance et de coups d’épée qui dépasse tout, il y a un caractère général de subtilité prétentieuse et de mollesse efféminée ; il y a plus encore, il y a le signe d’une grande corruption de mœurs. Le côté licencieux de l’Amadis n’a pas été assez mis en lumière par les écrivains de nos jours qui ont parlé de ce roman : ce point est pourtant bien saillant, il l’est d’autant plus qu’il perce très effrontément sous un étalage de sentimens délicats et raffinés jusqu’à l’excès. Cette nuance de sensualité voluptueuse contribua certainement pour une grande part au succès de l’Amadis auprès des hommes et des femmes de la cour de Henri II et de Charles IX : on voit ce caractère de licence se prononcer de plus en plus à mesure qu’un nouveau livre vient s’ajouter aux premiers et que le siècle lui-même avance dans la dépravation. C’est par là que s’explique la brutalité des formes de langage qu’emploie Brantôme quand il dit, en termes que nous sommes obligé de modifier un peu : « Je voudrois avoir autant de centaines d’écus comme il y a eu des filles, tant du monde que de religieuses, qui se sont émues, pollues et flétries par la lecture d’Amadis de Gaule[1]. » C’est aussi ce qui motive

  1. Brantôme, Dames galantes, t. Ier, p. 50, édition in-18.