Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/620

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être blâmé. » Il lui enlève seulement l’écharpe bleue qu’elle est indigne de porter, la couleur bleue signifiant loyauté, et ne tire d’elle d’autre vengeance que de la couvrir de confusion devant toute la cour. Ce dénoûment, qui est le vrai[1], prouve le contraire de ce que dit Chénier ; il indique à la fois un affaiblissement et un adoucissement des anciennes mœurs, et par suite, des anciennes données romanesques, en vertu desquelles on punissait volontiers de mort la déloyauté en amour ; il ajoute donc à la signification historique du roman de La Sale.

Au point de vue littéraire, ce roman est supérieur à tout ce qui l’a précédé. Au lieu d’offrir cet entassement d’aventures qui distingue les ouvrages antérieurs, il annonce déjà un travail de composition assez remarquable. À côté d’un étalage abusif d’érudition, de citations pédantesques et de science héraldique, on y trouve non-seulement des descriptions exactes et curieuses, mais des sentimens étudiés et exprimés avec profondeur, justesse et finesse, des scènes bien conduites, des gradations, des suspensions, des surprises, ménagées avec art pour soutenir et pour accroître l’intérêt. En un mot, c’est dans le Petit Jehan de Saintré, composé au milieu du XVe siècle, qu’on voit apparaître pour la première fois quelque chose d’analogue au roman actuel, une fiction affranchie du merveilleux traditionnel, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt sans s’écarter de la vraisemblance.


IV

Au XVIe siècle, il s’opère dans la littérature romanesque un mouvement assez bizarre : au lieu de continuer à marcher dans la voie du naturel et de la vraisemblance, ouverte par La Sale, le roman retourne en arrière, et dans le siècle où la chevalerie n’est déjà plus guère qu’un souvenir, dans le siècle de Rabelais, de Montaigne, de Philippe II, de Catherine de Médicis, de Machiavel, de l’Arétin, les imaginations s’éprennent pour l’ancien idéal chevaleresque d’un enthousiasme d’autant plus vif que cet idéal s’éloigne davantage de la réalité. On sait l’immense vogue de toute une nouvelle famille de héros romanesques, importés de l’Espagne à la suite, dit-on, des lectures de François Ier durant sa captivité à Madrid. L’interminable histoire des Amadis, c’est-à-dire d’Amadis de Gaule, de ses frères, de ses fils, de ses petits-fils et même de ses neveux, en partie traduite de l’espagnol, mais adaptée au goût français, en partie continuée

  1. Aucune version du Saintré ne contient le dénoûment supposé par Tressan et admis par Marie-Joseph Chénier. Voyez d’ailleurs l’excellente édition que M. Marie Guichard a donnée de ce roman en 1843, d’après les plus anciens manuscrits.