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de Roland, celle qu’on fait généralement remonter jusqu’au XIe siècle, et si nous cherchons quelle place tient dans un poème un sentiment dont l’expression se développe et se raffine en quelque sorte avec la civilisation, — le sentiment de l’amour, — nous ne l’y trouvons guère qu’indiqué. Le caractère religieux et héroïque est le caractère dominant de cette composition. Avant de mourir, Roland ne pense qu’à Dieu et à son épée Durandal. Il a cependant une fiancée qu’il aime et dont il est aimé, la belle Aude. Celle-ci ne figure dans le poème que pour apprendre la mort de son amant de la bouche de l’empereur Charlemagne. Ce prince, pour la consoler, lui propose brutalement un autre époux, son propre fils. Il est vrai qu’à cette proposition la belle Aude s’évanouit et meurt, ce qui semble indiquer une passion assez intense ; mais dans tous les cas cette passion est des plus laconiques.

Une autre version du même poème, postérieure au moins d’un siècle à la première, nous offre déjà un plus grand développement dans l’expression des sentimens tendres. La douleur de la fiancée de Roland est décrite avec complaisance. Pour rendre plus vif le tableau de cette douleur, le romancier commence par nous montrer la belle Aude remplie de joie dans l’attente du retour de Roland, lorsque la nouvelle inattendue de son trépas la plonge tout à coup dans un profond désespoir. On voit ensuite apparaître la mère du héros tombé à Roncevaux, qui vient mêler ses larmes aux larmes de sa fiancée. Les deux femmes s’embrassent tendrement, et déplorent ensemble la perte de celui qui tenait la première place dans leur cœur.

Non-seulement pour tout ce qui tient à cet ordre de sentimens tendres dont nous nous occupons plus spécialement, mais aussi, dans l’ensemble de leur composition, les poèmes carlovingiens, qui sont les premiers en date, offrent beaucoup moins de raffinement et de complication que les poèmes du cycle breton. La lutte entre la passion et le devoir, le sacrifice de la passion au devoir, ou réciproquement la transposition du devoir, c’est-à-dire l’amour coupable, excusé et poétisé par sa constance, tous ces ressorts principaux de la littérature romanesque, qui se multiplieront dans les romans de la Table-Ronde surtout, quand ces romans auront passé de la poésie à la prose, sont assez rarement employés dans l’épopée carlovingienne. Les relations entre les sexes y offrent un caractère de simplicité étranger à tous ces raffinemens de galanterie subtilisée qui domineront plus tard. Les femmes dans ces poèmes sont en général ou de robustes et intrépides matrones, comme la dame Guibars, dans le roman de Guillaume au Court-Nez, qui refuse d’ouvrir les portes d’Orange à son mari, poursuivi seul par une armée de Sarrasins, jusqu’à ce qu’il ait fait en son honneur sur cette troupe