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aspirera à devenir, soit l’expression idéalisée, soit le tableau fidèle, soit la satire de la réalité à chaque époque. Alors naîtra le roman moderne avec toute la diversité de ses genres : roman poétique et sentimental, roman historique, roman de mœurs, roman philosophique, fantastique, satirique. Les deux tendances de la nature humaine, le penchant à l’admiration et le penchant à l’ironie, qui, au début du moyen âge, semblaient avoir deux organes distincts, l’épopée et le fabliau, se rencontreront et se confondront même souvent dans le roman moderne ; mais à travers les formes si diverses qu’il revêt de siècle en siècle, l’idéal romanesque peut toujours être ramené à un type primitif, celui de l’épopée chevaleresque, dont le fabliau lui-même n’est qu’une dérivation. Et c’est là ce qui constitue à la fois l’unité de cette littérature si variée et son originalité par rapport à la littérature ancienne.

D’abord, pour toute une classe de romans, il y a une parenté évidente qui se continue d’âge en âge entre les plus anciens poèmes chevaleresques et les fictions romanesques les plus modernes. — Roland, Lancelot du Lac, Amadis, quelques héros de l’Astrée, les héros de Mlle de Scudéry, ceux de Mme Cottin et les héros de Walter Scott sont des personnages de même famille, quoique très différens. Que si l’on compare aux héros des romans chevaleresques d’autres types qui semblent au premier abord n’avoir rien de commun avec eux, comme Saint-Preux par exemple, Werther ou René, et si l’on y regarde de près, il ne sera pas difficile de discerner, à travers des faits complètement dissemblables, tout un ordre de sentimens analogues et inconnus à l’antiquité. Si l’on rapproche enfin des épopées du moyen âge des fictions romanesques tout à fait contraires, celles qui s’appliquent, soit à peindre sérieusement les choses communes de la vie, soit à déjouer l’admiration par l’ironie, on les verra naître encore du roman chevaleresque, non plus par dérivation, mais par opposition. Le premier roman de mœurs, le chef-d’œuvre de Cervantes, est une parodie des romans de chevalerie. Le premier roman fantastique et satirique, celui de Rabelais, est inspiré par la même pensée ; c’est également pour réagir contre l’Astrée et le Cyrus, issus des romans chevaleresques, que Scarron écrit le Roman comique, et Furetière le Roman bourgeois. Ainsi donc la littérature romanesque tout entière a sa source dans l’épopée chevaleresque du moyen âge, qui elle-même a sa racine dans les traditions populaires ; mais pourquoi cette épopée a-t-elle produit le roman, tandis que l’épopée grecque ne l’a pas produit ? C’est que tous les caractères distinctifs de l’épopée chevaleresque, que nous venons d’indiquer plus haut, peuvent se résumer en un seul, qui fait la différence entre les temps anciens et les temps modernes, — l’accroissement de valeur de la