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ses orages, toutes ses douceurs, de l’amour, qui est comme le grand ressort de la littérature romanesque, par lequel se meuvent tous les autres rouages, et si l’on demande à la littérature grecque ou latine, avant l’ère chrétienne, quelque chose d’analogue au roman ainsi caractérisé, on ne le trouvera pas[1].

Les causes qui expliquent que les anciens n’ont pas connu ou ont dédaigné cette forme de composition si populaire chez les modernes tiennent à l’organisation même de la société païenne. En Grèce et à Rome, la vie publique, si active pour tous les citoyens, absorbait en quelque sorte la vie privée, et ne laissait place ni aux loisirs, ni aux goûts qui font lire des romans, ni aux passions qui les font naître. La tribune et le théâtre suffisaient à satisfaire le besoin d’émotion inhérent au cœur de l’homme. Quant aux imaginations, elles avaient à leur service toutes les ressources de la mythologie. La vie domestique n’offrait d’ailleurs rien de romanesque ; la condition presque servile des femmes, matrones enfermées dans le gynécée ou courtisanes tombées dans le domaine public, était incompatible avec ces sentimens enthousiastes, délicats ou tourmentés dont se nourrit le roman[2].

Ce n’est que dans les derniers jours du monde païen, sous l’influence de la révolution morale accomplie par le christianisme, que l’on voit naître en Grèce le genre de fiction destiné à devenir un jour le plus fécond et le plus répandu de tous les genres littéraires. C’est au moment où la passion de l’amour, presque toujours uniforme et simple chez les anciens, parce qu’elle était avant tout sensuelle, va devenir cette passion compliquée et envahissante qui agit à la fois sur l’esprit, le cœur et les sens, et que saint Augustin décrit déjà dans ses Confessions avec des couleurs nouvelles, qu’on peut dire romanesques, c’est au moment où la tradition mythologique s’affaiblit et s’efface, où, pour employer une belle expression de M. Ampère, il se fait dans les imaginations comme un grand vide que quelque chose doit combler, c’est au moment où l’individu, jusque-là effacé par le citoyen, va se prendre lui-même en

  1. On ne retrouvera les caractères du roman ainsi compris ni dans ces fables milésiennes que Huet nous présente comme le germe des fictions romanesques introduit par les Perses en Ionie et de là en Grèce, et qui, si nous en jugeons par l’unique échantillon complet qui nous en reste, par le charmant épisode de Psyché, sont des légendes mythologiques et allégoriques. On ne les retrouvera pas davantage dans la Cyropédie de Xénophon, ouvrage réputé fictif par les uns, plus ou moins historique par les autres, et dans tous les cas présenté comme historique par l’auteur. On ne les retrouvera pas non plus dans le Satyricon de Pétrone qui est une peinture énergique des vices de la société romaine sous Néron, et non point une fiction romanesque.
  2. Voyez à ce sujet deux belles pages de l’Essai sur les romans grecs, de M. Villemain, dont ce passage n’est guère qu’un faible résumé.