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ne pouvons lui garantir que son espérance ne sera pas déçue. Peut-être même aura-t-il besoin d’une certaine obstination pour aller jusqu’au bout de ces longues et nombreuses histoires, où, sous personnes de bergers et d’autres, sont déduits les divers effets de l’honnête amitié, et qui jadis ont fait verser tant de larmes. Perrault, à l’article d’Urfé dans ses Hommes illustres, se demande si l’on peut sans péril laisser lire l’Astrée aux jeunes personnes, et il se prononce résolument pour la négative, en déclarant que la passion, dans ce livre, est d’autant plus dangereuse qu’elle y est dégagée, dit-il, de toute sorte d’impuretés. À l’appui de l’opinion de Perrault, Furetière, dans son Roman bourgeois, publié en 1666, sorte de réaction ironique contre le genre de l’Astrée, nous peint son héroïne, Mlle Javotte, fille d’un procureur, d’abord innocente et modeste, puis bientôt gâtée et perdue par une lecture trop assidue du roman de d’Urfé. Aucun danger de ce genre ne serait, je crois, à redouter aujourd’hui pour une lectrice de l’Astrée ; loin d’empêcher de dormir une jeune fille de nos jours, il est, hélas ! beaucoup plus probable que les discours de Céladon et de Sylvandre produiraient l’effet contraire. Tel est le sort des œuvres où la passion, au lieu de parler le langage universel et immuable de la nature et de la vérité, se revêt trop complaisamment de ces formes conventionnelles, factices, éphémères, qui sont comme des costumes de cérémonie particuliers à chaque époque, et démodés d’une génération à l’autre. En dehors toutefois de ce genre d’intérêt dramatique et émouvant qu’on demanderait en vain à une lecture de l’Astrée, ce roman n’en conserve pas moins un intérêt très réel et très varié pour quiconque tient à se rendre compte de la succession et de la filiation des idées, des sentimens, des goûts en littérature. Au point de vue du style, de l’étude du cœur humain, des tableaux de la nature, de l’application de l’histoire au roman, l’ouvrage de d’Urfé nous présente un progrès très remarquable, quand on le compare à tout ce qui l’a précédé, en même temps qu’il nous offre des indications précieuses sur le tour d’esprit des premières générations du XVIIe siècle. C’est à la fois le tableau des goûts d’une époque et le point de départ d’une transformation considérable dans la structure des fictions romanesques ; c’est par ce livre que s’accomplit la transition du roman primitif au roman moderne, du roman d’aventures, du roman conte de fées, au roman de sentiment et d’analyse, au roman pittoresque, au roman historique. Il n’y a donc pas d’exagération à le considérer comme un monument très important pour l’histoire du genre auquel il appartient ; mais, afin de mettre cette vérité dans tout son jour, il faut d’abord tracer une esquisse des diverses modifications du roman depuis ses origines jusqu’à l’Astrée.