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qu’elle lui a donnée et à l’impulsion qu’elle en a reçue. Son histoire devient l’histoire même de l’imagination humaine, et cette histoire n’est pas plus à dédaigner que celle des actions humaines, car toutes deux influent l’une sur l’autre et se touchent par plus d’un point.

Jusqu’à la fin du siècle dernier, la critique littéraire ne daignait s’occuper du roman qu’à partir du jour où ce genre avait produit des chefs-d’œuvre de composition et de style : cela tenait au point de vue exclusivement didactique dans lequel elle se renfermait. Il n’y avait alors en histoire littéraire que deux méthodes bien tranchées, l’une, plus scientifique que littéraire, celle des bénédictins, qui, épuisant la matière, s’imposaient la tâche laborieuse de faire entrer, sans exception et sans choix, dans un immense répertoire l’analyse de tous les ouvrages que notre pays a produits dans tous les genres. Ce travail énorme, si méritoire d’ailleurs et si utile comme source d’informations, qu’ils avaient conduit seulement jusqu’au XIIe siècle, et que d’autres érudits continuent de nos jours, était alors assez peu apprécié, par les littérateurs proprement dits au moins, si l’on en juge par quelques phrases dédaigneuses de Voltaire. Ceux-ci adoptaient une méthode diamétralement opposée. Pour eux, l’étude d’une littérature se bornait presque exclusivement à l’étude de ses chefs-d’œuvre les plus incontestés. De même que, dans les travaux historiques, les chefs des nations étaient encore presque seuls jugés dignes d’arrêter les regards de l’historien, de même, dans l’exposé des annales littéraires d’un peuple, l’écrivain qui tenait à passer pour un homme de goût ne devait guère s’attacher qu’aux époques les plus brillantes et aux ouvrages assez parfaits pour servir de texte à l’exposition des principes et des règles de l’art. C’est ainsi que Voltaire, qui pourtant en histoire avait travaillé à élargir la sphère quand il s’agissait d’apprécier dans son ensemble la marche de l’esprit humain, supprimait tous les rapports de cause et d’effet, brisait la chaîne qui lie les générations, et disait tout crûment : « Quiconque pense et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde. » C’est en se plaçant à ce même point de vue exclusif de l’homme de goût que La Harpe apprécie la littérature romanesque dans son ensemble. Pour lui, l’histoire du roman en France ne commence qu’avec Zaïde et la Princesse de Clèves. Tout ce qui précède ne compte pas : c’est en vain que, durant cinq siècles, l’esprit des hommes s’est nourri avec avidité d’un certain genre de production plus ou moins modifié de siècle en siècle : il suffit que toutes ces compositions soient antérieures à la plus belle période de notre littérature pour que La Harpe en renvoie l’examen « aux philologues