Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venir encore, et devant qu’elle sonnât, les regrets et les soucis eurent leur tour. Goethe quitta Sesenheim troublé, fiévreux, confus, accablé de sa faute et de ses remords, et tandis que, plus mécontent encore que malheureux, il s’en allait au galop de son cheval, dévorant cette route qu’il avait si souvent parcourue la joie au front, elle, pieuse, simple, résignée, retournait à ses devoirs de fille et de sœur, et s’apprêtait à les remplir jusqu’à la fin avec cette gravité sereine, cet inaltérable désintéressement des belles âmes que la douleur atteignit jeunes.

Une fois encore ils devaient se revoir. Ce fut en 1779. Goethe voyageait avec le grand-duc Charles-Auguste, et voulut à son passage visiter le cher Sesenheim. Ici se place la réalisation d’un singulier effet de mirage qui vaut la peine d’être consigné. Lorsque Goethe, huit ans plus tôt, le cœur et le cerveau troublés, s’en retournait à Strasbourg après avoir quitté sa maîtresse, il avait par une étrange illusion vu, un peu avant d’arriver à Drusenheim, mais vu distinctement, ce qui s’appelle vu, un autre Goethe, également à cheval, venir à sa rencontre, vêtu d’un habit gris perle, à paremens d’or, comme lui, le vrai, l’authentique Wolfgang, n’en avait jamais eu dans sa garde-robe. Or le hasard voulut que, le jour de son dernier pèlerinage à Sesenheim, Goethe portât exactement le même habit qu’il avait jadis remarqué sur le dos de cet autre lui-même.

Ce fut le vieux père Brion qui reçut cette fois le galant damoiseau à sa descente de voiture avec une dignité triste, sinon sévère. Comme il lui demandait s’il comptait faire quelque séjour parmi eux, Goethe répondit qu’il partirait le lendemain, ayant laissé un de ses amis au prochain village.

— Et pourquoi ne pas nous l’avoir amené ? dit Brion.

— C’est que… c’est le grand-duc de Saxe.

— Ah ! reprit le vieillard, je conçois… ma maison, à moi, n’est pas pour les altesses !

Laissons Goethe raconter lui-même à une autre femme, à l’amie du moment, à Mme de Stein, cette dernière entrevue avec Frédérique.


« Emmedingen, 28 septembre 1779.

« Le 25 au soir, j’ai fait une escapade du côté de Sesenheim pour y retrouver une famille que j’avais autrefois beaucoup connue, et qui m’a très cordialement accueilli. Aujourd’hui que je suis pur et calme comme l’air, je me sens tout aise de respirer l’atmosphère d’êtres calmes et bons. La seconde fille de la maison m’aima jadis plus que je ne le méritais et plus que beaucoup d’autres à qui j’ai prodigué ma tendresse et ma confiance. Je dus me séparer d’elle en un moment où mon abandon faillit lui coûter la vie. En apprenant que j’étais là, elle accourut comme une folle et se jeta dans