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en approchant ; mais je me sentais mal à l’aise dans ma chambre, et il m’a failli venir ici. »

La visite de Goethe à Sesenheim dura peu cette fois, et quelques jours plus tard (1er juillet 1771) il s’en revenait à Strasbourg après s’être donné la joie de contempler encore l’aimable enfant au sein de son entourage idyllique. La famille Brion, qu’on visitait de tous côtés pendant la belle saison ; avait à la ville une foule de connaissances qui depuis longtemps ne demandaient qu’à la recevoir à leur tour. L’invitation, déjà mainte fois mise en avant, et toujours sans succès, fut de nouveau proposée, et, quoique après certaines hésitations, définitivement acceptée. La mère et les deux aînées (Frédérique pouvait-elle manquer d’être du voyage ?) se mirent donc en route pour Strasbourg dans l’intention d’y séjourner une semaine ou deux chez des amis. Naturellement on se revit à cette occasion. En changeant ainsi de cadre, en passant tout à coup de la prairie au salon, la gracieuse figure ne perdit rien de ses charmes, et son amant, qui ne l’avait encore aperçue qu’au milieu des arbres et des ruisseaux, fut le premier à s’étonner de l’aisance parfaite qu’elle savait conserver dans le monde, et à remarquer le délicieux attrait que gardait, parmi les tentures de soie et les vases du Japon, cette douce physionomie villageoise habituée à se détacher sur le vaste et libre horizon. Bientôt pourtant à cet étonnement la mauvaise humeur succéda, car Frédérique, en personne sensée et discrète, avait trop l’instinct des convenances pour rester sur ce nouveau terrain ce qu’elle était chez elle, et ne point prendre avec ses habits de demoiselle, qui lui seyaient si galamment, certaines réserves indispensables. Peut-être s’y mêla-t-il un peu de coquetterie : quelle nature féminine, même la plus simple et la plus loyale, en serait exempte ? Toujours est-il que Goethe prit la chose en dépit, et se fâcha de ce qu’on le voulait ainsi réduire au rôle de serviteur très humble. Aussi, lorsqu’il advint que la sœur aînée, qui n’avait ni la grâce, ni la distinction de la cadette, s’ennuya de la ville, et se mit à languir après ses moutons, Wolfgang s’empressa de pousser au départ. Dans l’état d’angoisse et de perplexités où se trouvait son cœur, il craignait de finir par faire un éclat, et quand il vit toute la famille monter en carriole et s’en retourner vers Sesenheim, ce fut pour lui comme si on lui ôtait une pierre de dessus le cœur. Il se peut aussi que le coup de feu de ses études (car l’heure des examens approchait) ait été pour quelque chose dans cette irritation de caractère dont il allait ne point tarder à se repentir, car Frédérique, blessée d’une telle conduite, affecta en le quittant beaucoup de froideur, et, pour mieux atteindre sa victime, témoigna les plus vives tendresses à celles de ses amies qui se trouvaient là. Cela fit que si le premier