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« Mercredi, la nuit.

« Dix lignes sont toujours mieux que rien. Ma toux a repris, du reste je ne suis point mal ; mais ce n’est vivre qu’à moitié que de ne pouvoir respirer sans peine : raison de plus pour m’abstenir de retourner à la ville. Ici du moins l’exercice et le grand air opèrent tout le bien qui se peut faire, sans compter[1]… Le monde est si beau ! si beau ! Et qui de nous sait en jouir ? Par momens la colère me prend à ce sujet, et je me tiens alors les plus édifians discours sur cette méthode, que nul professeur d’éthique ne comprend et encore moins n’enseigne. Adieu, adieu ! je ne voulais que vous écrire un mot, et vous dire que je vous aime. »


Goethe quitta Sesenheim le 27 mai pour retourner à Strasbourg, où ses études et ses examens de droit le rappelaient. Herder était parti dès le mois d’avril, mais il retrouva ses autres professeurs et camarades, qui l’attendaient avec impatience, et se reprit de plus belle au travail et à l’amitié. Les adieux n’avaient pas été définitifs, Goethe y avait mis des réticences, et la liaison continua de loin. On s’écrivait activement, lui de plus en plus inquiet et troublé, elle calme, sereine, confiante, n’osant et ne voulant croire qu’alors qu’on s’aime ainsi du fond de l’âme, cela puisse jamais finir. Aux vacances de la Saint-Jean, Goethe s’échappa du côté de Pfalzbourg avec Weyland, cet ami qui l’avait introduit dans la famille Brion. Qui le poussait à cette excursion ? L’ennui, le besoin de se distraire, cet incurable mécontentement de soi-même et des autres qu’on trouve au fond de tous les vagabondages. On dit que l’amour rend courageux : rien n’est plus faux ; l’amour amollit les cœurs, et les cœurs mous sont faibles. Quand le cœur vous bat à rompre la poitrine, quand vous avez la gorge étranglée, l’œil plein de larmes, vous êtes faible, si faible qu’il suffit d’un lien de fleurs pour vous enchaîner, et cela n’est point parce que ce lien a des vertus magiques, mais parce que la force vous manque, à vous, de le briser. Il y a bien un moment où le courage vient aux amoureux, c’est celui où ils vont perdre leur maîtresse ; mais ce courage, ce n’est pas l’amour qui le donne, c’est la crainte de voir celle qu’on a possédée passer aux bras d’un autre. Par amour, j’entends cette sensation irrésolue où flotte notre âme, ce tiraillement en sens divers dont elle est la proie dès qu’une secousse électrique l’a mise hors du commode sentier de l’indifférence. Nous sommes alors, comme l’enfant sur son cheval de bois, toujours en mouvement, toujours en travail, toujours nous démenant sans changer de place. Voyez Goethe : il a renoncé délibérément à la main de Frédérique, il s’est dit tout ce qu’il y avait de sage et de judicieux à se dire au sujet d’un pareil mariage, et

  1. Inutile de compléter la phrase en ajoutant « présence de l’être aimé. »