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« Oui, en effet, il est temps que j’arrive, et je le veux, je le veux ; mais qu’est-ce que la volonté en présence des figures qui m’entourent ? L’état de mon cœur est étrange, et ma santé commence à chanceler. Un pays ravissant, de bonnes gens qui t’aiment, un cercle d’amis, tes rêves de jeunesse ne sont-ils pas tous accomplis ? me demandé-je maintes fois en plongeant mon regard dans cet horizon de béatitude. N’as-tu pas mis le pied dans ce jardin féerique où tendaient tes vœux ? En effet je le sens, et je sens aussi, mes amis, que l’homme, pour avoir atteint le but qu’il souhaitait, n’en est pas plus heureux de l’épaisseur d’un cheveu. Ah ! le surcroît, ce damné surcroît que le destin marchande éternellement à toutes nos jouissances[1] ! Allez, chers amis, pour ne pas se décourager en ce monde, il faut avoir bien du courage ! Enfant, il m’arriva un jour de planter un cerisier en m’amusant : le cerisier poussa, et j’eus la joie de le voir fleurir. Une gelée blanche de mai ruina tout, la joie et les fleurs : il me fallut attendre un an, les fleurs revinrent ; mais, avant que j’eusse goûté à une seule cerise, les oiseaux avaient tout mangé ; l’autre fois ce furent les chenilles, puis un voisin gourmand et larron, puis que sais-je ? Et cependant, si jamais je suis propriétaire d’un jardin, on m’y verra planter encore des cerisiers, car, en dépit de toutes les traverses, il reste assez de fruit pour s’en régaler[2]. »


« 22 mai[3].

« De cette fois encore je ne bouge pas, et, comme j’ignore quand je vous verrai, je pense qu’il est bon de vous dire comment tout se comporte… Assez bien pour moi du moins : la toux va mieux, les soins et l’exercice m’en ont presque délivré ; mais il s’en faut que j’en puisse dire autant de l’entourage. Frédérique continue à souffrir, à péricliter, ce qui répand sur tout le reste un vilain nuage, sans compter le conscia mens, qui, pour moi, hélas ! ne l’est point recti.

« On a dansé à la Pentecôte, dansé de dix heures à minuit, avec quelques entr’actes pour se rafraîchir. C’était une véritable furie. J’en ai oublié la fièvre, et suis mieux depuis. Que ne m’avez-vous pu voir à ce bal, tout mon moi plongé, perdu dans la danse ! Et encore si je pouvais seulement dire : Je suis heureux ! Qui peut se dire le plus malheureux ? dit Edgard[4]. Et c’est là aussi, mon cher, une sorte de consolation. Ma tête ressemble à, une girouette au moment où l’orage se prépare et où les vents sont variables. »

  1. Ce surcroît, comme il l’appelle, ce complément définitif, ce par-dessus le marché qui ne s’obtient pas, semblerait être ici pour lui la calme et durable et légitime possession de Frédérique, de celle qu’il a trompée et dont il entrevoit le triste sort.
  2. Il ne faudrait pas se méprendre sur le vrai sens de cette parabole, qui veut dire simplement qu’il ne faut après tout jamais désespérer de l’avenir. Comparez ce passage avec ce que Goethe devait écrire beaucoup plus tard au sujet de Frédérique : « Revenu dans la maison paternelle, son image m’était partout présente, je sentais à toute heure qu’elle me manquait, et le pire était que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même de mon infortune. Gretchen, on me l’avait prise ; Annette m’avait délaissé ; mais ici pour la première fois j’étais coupable, j’avais blessé à mort le plus noble cœur.
  3. On voit qu’il avait fort prolongé le séjour au-delà de ses conjectures premières, la Pentecôte étant cette année le 19 de mai.
  4. Dans le Roi Lear de Shakspeare, act. IV.