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pas une œuvre composée d’un seul jet, mais une série de fragmens, une succession d’épisodes. Au moment où l’auteur doit conclure, au moment où la pensée principale doit concentrer ses rayons et éclairer le tableau, tout entier, la lumière s’éteint, et le roman est fini.

M. Auerbach a compris le défaut de son œuvre. Cette lumière qu’il n’a pas voulu placer dans le récit, il la fait paraître dans une conclusion solennelle. Écoutez l’épilogue du poète : assurément cette scène de l’épilogue conviendrait à l’épopée beaucoup plus qu’au roman ; elle est tout extérieure, si je puis ainsi parler : elle ne sort pas des entrailles du sujet. N’importe, elle est belle, et l’auteur nous y révèle clairement la noble inspiration qui l’anime. M. Auerbach veut dire que Spinoza, maudit par les juifs, repoussé par les chrétiens, et n’opposant à la haine que des sentimens d’amour, a dû expier la longue malédiction qui pesait sur sa race. Il croit que cette conduite si chrétienne d’un juif est de nature à racheter le crime de la Judée contre le Christ. Par quel symbole exprimera-t-il cette pensée ? Il se rappelle la figure du juif errant, et comme le poète a le droit d’interpréter les légendes, il imagine qu’Ahasvérus a obtenu par le mérite de Spinoza la grâce de pouvoir enfin mourir. Le symbole est expressif, si je ne m’abuse ; il signifie que la vieille malédiction est levée et que la race juive a été rachetée par le plus doux de ses enfans. Plusieurs poètes ont essayé de chanter la mort d’Ahasvérus ; l’invention de M. Auerbach est bien conçue, et elle porte un caractère spécialement israélite qui en double l’intérêt. Spinoza, est dans sa chambre, la nuit est sombre, le silence est profond ; à l’heure où le solitaire vient de s’assoupir, une grande vision lui apparaît :


« Un homme à l’aspect étrange et fantastique se dressa devant lui. Sa tête était couverte d’un large chapeau aussi jaune que les épis d’orge tombant sous la faucille ; sa chevelure toute blanche pendait sur ses épaules, son front portait un signe de sang. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, étaient voilés de sourcils épais ; au-dessous, deux sillons creusaient ses joues jusqu’aux deux coins de la bouche, et l’on voyait que bien des larmes avaient coulé par là ; mais maintenant les sillons étaient vides, car la source des larmes avait tari. Ses lèvres pâles étaient enveloppées d’une longue barbe qui descendait jusqu’à sa ceinture. Une tunique de crin serrait son maigre corps, ses pieds étaient nus et déchirés. À sa droite était suspendu un sac, et il y avait du même côté sur son vêtement une tache de la couleur du chapeau. Sur son cœur, il portait un rouleau dans un étui de fer fixé à un lacet, et ce lacet attaché à son cou avait fait une entaille profonde dans la chair. De sa main droite, il tenait un bâton qui dépassait la hauteur de sa tête.

« L’homme se pencha sur Spinoza, le baisa au front, et dit : — Me connais-tu, mon fils, ô toi que j’aime tant ? Plus de seize cents fois déjà, j’ai vu le soleil accomplir son cours depuis le jour où le malheur est venu frapper