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Goethe, assez humilié du sot personnage qu’il avait joué en cette affaire, et d’autre part vivement ému de l’espèce d’exorcisme dont il venait d’être l’objet, s’éloigna tristement et ne remit plus les pieds dans la maison.


II

La cathédrale, Herder[1] et Frédérique, trois influences qui agirent distinctement et profondément sur Goethe pendant cette période. Ossian faisait alors le tour de l’Europe et trouvait partout des dévots : Goethe se prit pour le barde du Nord d’un si bel enthousiasme, qu’il en traduisit un chant tout entier (Selma), dont Werther devait plus tard s’enrichir. Tout près de Shakspeare et d’Ossian vint bientôt se placer le Vicaire de Wakefield, que Herder lui fit connaître et goûter, et cette aimable lecture allait être le prélude d’un autre roman tout semblable à celui de Goldsmith, dont l’intérieur de la famille Brion reproduit au naturel le calme et suave tableau.

Ici nous touchons à l’idylle de Sesenheim, c’est-à-dire au plus doux, au plus honnête sentiment qu’ait eu Goethe, à ce que l’histoire de sa vie offre de plus frais, de plus naïf, de plus digne d’intérêt. Sur la vaste plate-forme de la cathédrale de Strasbourg, les étudians de cette époque se rassemblaient souvent pour vider un verre de vin du Rhin en l’honneur du soleil couchant et saluer d’une chanson les derniers feux du jour. D’en haut, le paysage se

  1. De cinq ans plus âgé que Goethe et déjà célèbre, Herder était venu à Strasbourg pour soigner une maladie d’yeux. Il y subit une opération et n’en bougea de tout un hiver. Goethe, captivé par cet esprit puissant, mit à profit sa nouvelle connaissance, lui faisant visite au moins deux fois par jour et se nourrissant avec ardeur de la parole du maître. Il s’en fallait, et de beaucoup, que ces deux natures se ressemblassent, mais le contraste, si grand qu’il fût, ne les éloignait point l’une de l’autre : Herder, précis, clair, dogmatique, sachant parfaitement ce qu’il voulait et volontiers tournant au pédagogue ; Goethe, inquiet, sceptique, ballotté dans ses aspirations ; Herder, rigide, amer, sarcastique ; Goethe, la sympathie et la tolérance en personne. Cette âpreté de caractère, qui lui aliéna tant de gens, ne découragea point Goethe le moins du monde : il était dans ses habitudes de vivre en bonne intelligence avec les natures les plus opposées à la sienne et de n’aborder jamais avec elles que les points sur lesquels on était d’accord. Ce qu’il y a d’assez curieux en cette affaire, c’est que Herder, tout en se montrant plein de bienveillance pour son jeune ami, paraît ne point s’être un seul instant douté de son génie. L’opinion qu’il pouvait avoir sur Goethe à cette époque ne se trouve d’ailleurs consignée que dans une lettre écrite à sa fiancée (février 1772) : « Goethe est, à vrai dire, un bon jeune homme, seulement un peu bien léger et frivole, sur quoi je ne lui ai point épargné mes reproches. Il n’en a pas moins été le seul qui m’ait été fidèle pendant ma longue captivité de Strasbourg, et que j’aie vu avec plaisir. Je crois, sans me vanter, lui avoir transmis certaines bonnes impressions dont l’effet se fera connaître plus tard. »