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est rien. Je puis maintenant remercier Dieu, je puis t’embrasser sans regrets ni remords.

Et Benjamin sortit tout joyeux après avoir embrassé sa femme. Le journal était resté sur le divan. Sarah le prit, le parcourut, et ses yeux s’arrêtèrent sur un passage où éclatait la verve toute méridionale d’un correspondant établi dans une des principales villes de l’Occident. « Notre monde élégant, disait l’auteur de la lettre, est fort préoccupé en ce moment de l’arrivée dans ces murs d’une illustre victime des révolutions de l’Orient. Le prince Alexandre d’Arménie se trouve parmi nous. Impliqué dans une conspiration célèbre, il combattit vaillamment les oppresseurs de son pays, et fut laissé pour mort sous des monceaux de cadavres. Recueilli par une pauvre veuve qui le tint caché dans sa cave pendant plusieurs mois, il parvint enfin à s’échapper et à poser le pied sur cette terre de liberté et de sécurité universelle que nous sommes fiers d’appeler notre patrie. Le prince a réussi à emporter avec lui de précieux écrins ; mais des pierreries ne pouvant être échangées à toute heure contre de l’argent comptant sans subir de grandes pertes, ses amis ont résolu d’ouvrir à son insu une souscription dont le montant est destiné à subvenir à ses besoins les plus pressans. Cette souscription portera le titre de « prêt national en faveur d’une généreuse victime de l’oppression ottomane. » Elle sera remboursée aux souscripteurs avec le produit de la première vente des pierreries apportées par le prince. Ceux qui désireraient contempler les traits expressifs et réguliers de cet homme véritablement extraordinaire peuvent se rendre tous les jours au casino de ***. On pourra ainsi admirer l’un des plus beaux types de la beauté virile chez les peuples orientaux. » Ici se plaçaient quelques lignes qui avaient toute l’exactitude d’un signalement, puis un avis en grosses lettres indiquant le casino choisi par l’illustre exilé pour sa résidence habituelle, ainsi que le maximum et le minimum de la somme demandée aux souscripteurs.

Sarah posa le journal en souriant, et dès lors aucun nuage ne voila plus le front de Benjamin.

Christine Trivulce de Belgiojoso.