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la fortune se déclarait décidément contre le Grec, et la capsule éclata sans que le coup partît. Cette fois Benjamin n’avait plus de ménagemens à garder. Il se précipita sur son perfide adversaire, qui chercha, par un effort désespéré, à lui enlever son épée. À peine cependant le bey avait-il réussi à dégager l’arme des mains crispées qui l’avaient saisie, qu’un cri terrible sortit de la poitrine d’Athanase. — Je meurs !… je suis mort !… — Et le Grec tomba lourdement sur la terre. Était-il mort ? était-il même blessé ? Benjamin ne songea pas un moment à se poser ces questions, tant il était persuadé qu’il n’avait plus à ses pieds qu’un cadavre. Épouvanté, stupéfait, tenant dans ses bras Sarah évanouie, le fils de Mehemmedda courut vers la maison, devant laquelle à cette heure matinale quelques-uns de ses frères commençaient à se grouper.

Il déposa Sarah évanouie dans les bras de l’un des jeunes gens, et, ordonnant à un autre de le suivre, il retourna en toute hâte à l’endroit où il avait laissé sa victime.

Au bout d’une grande heure, Benjamin revenait seul et soucieux. Il n’avait point eu cependant à contempler la douloureuse agonie de son ennemi, il n’avait même pas, et là était la cause de son inquiétude, il n’avait pas retrouvé le corps de celui qu’il croyait avoir mortellement blessé. Comment expliquer cette disparition ? Athanase avait-il pu retrouver assez de forces pour se traîner jusqu’à son cheval, également disparu, et regagner la ville ? Après d’inutiles recherches, le frère qui accompagnait le jeune bey avait bien voulu se rendre à Angora pour recueillir quelques indications à ce sujet, et donner en même temps avis à la suite de Benjamin du lieu où elle devait rejoindre son maître.

Rentré enfin sous le toit du paysan, Benjamin trouva toute la famille dans l’agitation. L’évanouissement de Sarah, les mots entrecoupés qu’elle avait prononcés en reprenant ses sens, mais surtout le retour inattendu de Benjamin, la terreur peinte sur son visage, le riche costume militaire qui annonçait son rang, tout cela était plus que suffisant pour donner le vertige à toutes les générations empressées autour du jeune homme. Mais la civilité orientale interdit l’expression d’une curiosité qui peut être importune ou offensante, tandis qu’elle n’autorise personne à parler de ses propres affaires sans invitation préalable. Les sujets de conversation entre Benjamin et ses parens ne manquaient pas d’ailleurs, sans qu’il fût besoin d’entrer sur le terrain défendu des secrets et des mystères. Mehemmedda se sentait heureux de rendre à son illustre fils les honneurs qui lui étaient dus. — à chacun sa place ! disait gravement le vieillard. Nous sommes d’humbles paysans ! il est grand seigneur ; il est bey aujourd’hui ; demain peut-être il sera pacha, qui sait ? grand-vizir…