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second ; que sais-je, moi ? Il leur promet des profits, des richesses sans fin, et en attendant il dispose de tout dans la maison. Moi, cela m’inquiète. J’en ris quelquefois, parce que ces choses-là, ce n’est jamais bien triste ; mais je n’en préférerais pas moins le voir amoureux d’une Grecque, — sans compter qu’il parle d’enlever cette femme et de la mener à Constantinople ! Enfin c’est une vraie folie !

Benjamin allait adresser au khandj de nouvelles questions, mais il s’arrêta au moment de demander si Sarah consentait à suivre Athanase, si elle l’aimait, etc. Prolonger cet interrogatoire, n’était-ce pas dévoiler à un confident fort peu discret ses sentimens les plus intimes ? Il laissa donc le khandj discourir à son aise sur mille autres sujets insignifians jusqu’à l’heure où il lui plut de se retirer. Une fois seul, Benjamin eut encore à réprimer un mouvement de fiévreuse impatience. La nuit était close, ses chevaux étaient fatigués, ses gens endormis. Quelque envie qu’il eût de partir sur-le-champ, il fallait remettre le départ au lendemain, sous peine de paraître fou. Il se contenta de faire savoir au khandj que les exigences de son service ne lui permettaient pas de prolonger son séjour dans l’hôtellerie, et qu’il se mettrait en route de bon matin pour éviter les chaleurs.

Trois heures avant le point du jour, le jeune bey avait chaussé ses bottes de voyage et jeté son manteau sur ses épaules ; il sortit de sa chambre sans faire de bruit, et alla droit à l’écurie où son cheval, tout sellé selon l’usage, mangeait sa dernière bouchée de paille. Il le brida, éveilla un seis (palefrenier) qui couchait sur une estrade, à l’extrémité de l’écurie, et le chargea d’avertir ses gens de se tenir prêts à suivre le guide qu’il leur enverrait, après quoi il lança résolument son cheval au galop à travers des rues dont le pavage datait du règne de l’impératrice Hélène. En quelques minutes, il fut dans la campagne, et le soleil n’était pas encore bien haut à l’horizon que Benjamin mettait pied à terre à quelques pas de la maison paternelle. Tout autour de lui respirait le calme, et le doux paysage qu’il avait salué la veille lui apparaissait plus riant encore, noyé dans la blanche lumière du matin ; mais de la maison du paysan le regard de Benjamin se porta presque aussitôt vers les arbres qui bordaient la rivière : le cheval richement sellé et harnaché était encore à la même place, et sans doute il y avait passé la nuit, ce qui, vu la saison et les coutumes du pays, n’avait rien d’extraordinaire. Sous l’impression des récits du khandj, Benjamin se dit cependant que ce cheval toujours prêt au départ pouvait bien être celui d’Athanase, et que sans doute il était là pour servir à un projet de fuite. Attachant aussi sa monture à un arbre, il suivit à pas lents le sentier qui devait le conduire vers l’habitation de Mehemmedda ; mais il venait à peine de s’y engager, que son attention fut éveillée