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long veuvage de Sarah n’avait-il pas pris fin ? Si Benjamin essayait de se rassurer en se disant que chacun la considérait comme une vieille femme, il ne pouvait retenir un sourire mélancolique en se représentant une belle femme de vingt-cinq ans sauvegardée par ce seul préjugé, et il tremblait en songeant aux mille circonstances qui pouvaient guérir l’aveuglement de ses voisins, ou amener dans la vallée quelque étranger plus clairvoyant qu’eux. Pourquoi toutes ses lettres étaient-elles demeurées sans réponse ? Benjamin se posait cette question cent fois par jour sans jamais y trouver de solution satisfaisante. Le fait est qu’Athanase avait intercepté toutes les épîtres de Benjamin à ses parens, non toutefois sans les avoir lues et avoir pris connaissance de la transformation prodigieuse qui s’était opérée à l’avantage de son ancienne victime. Depuis quelque temps seulement, Athanase ignorait le sort de Benjamin, car Benjamin, découragé par le silence de ses parens, avait renoncé à toute correspondance. Ni sa promotion au grade de capitaine et à celui de major, ni ses blessures et la nouvelle de son prochain retour n’étaient parvenues aux oreilles d’Athanase, et celui-ci se berçait encore de la pensée que Benjamin était tombé sous quelque balle géorgienne, alors que celui-ci n’était plus qu’à peu d’heures de la maison paternelle.

Mais à mesure qu’il en approchait, Benjamin se sentit saisi d’une timidité et d’une anxiété si douloureuses, qu’il se décida à visiter d’abord la ville d’Angora, pour y apprendre des nouvelles de ses parens. Il envoya ses gens en avant avec ordre de lui retenir un logement dans l’un des khans consacrés aux voyageurs, et lui-même prit un chemin détourné qui menait à la ville, en suivant le sommet des collines au milieu desquelles s’abritait sa chère vallée. C’était un sentier bien connu de Benjamin, qui l’avait parcouru mille fois dans son enfance, tantôt seul ou avec d’autres enfans ses camarades, tantôt avec l’un de ses parens ou avec Sarah elle-même. Que de souvenirs ce sentier et ce paysage rappelaient au jeune major ! Il lui semblait qu’un jour ne s’était pas écoulé depuis que ses regards s’étaient arrêtés sur ces objets si familiers. Arrivé sur une hauteur couronnée de térébinthes et de genévriers, de laquelle on découvrait la maison de Mehemmedda, Benjamin sentit comme un brouillard s’étendre sur ses yeux ; il tira la bride de son cheval, mit pied à terre et s’assit sous un arbre. L’habitation de son père était bien là, entourée d’arbres que la vigne sauvage parait de ses festons ; il reconnaissait le champ où les blés commençaient à jaunir, la prairie où erraient les troupeaux ; un peu plus loin, il distinguait la petite rivière qui coulait derrière un rideau de noyers à l’exubérant feuillage. Rien n’était changé, mais il régnait autour de l’habitation de