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blessés étaient placés pêle-mêle dans des paniers sur des mulets, entre le corps d’armée et l’arrière-garde : mais, soit que les soldats composant l’arrière-garde eussent émigré séparément ou en petits détachemens vers le centre, soit pour toute autre cause, le fait est qu’avant d’entrer dans le défilé, les malades et les blessés se trouvaient former eux-mêmes l’arrière-garde. Déjà la tête de la colonne sortait du défilé et débouchait dans la plaine, se félicitant que le secret de la marche eût été si bien gardé, et que les terribles rochers ne recelassent aucune bande géorgienne, lorsqu’un coup de fusil, parti on ne sait d’où, abattit un mulet chargé de malades. Des gémissemens répondirent au coup de fusil, mais c’étaient de faibles gémissemens, et le coup de feu était parti d’un enfoncement si peu sonore, que les soldats déjà parvenus dans la plaine ne pouvaient l’entendre. Les agresseurs décidèrent sur-le-champ qu’ils tomberaient sans faire de bruit sur les blessés pour les dépouiller, s’emparer de leurs montures, les massacrer ou les épargner selon l’occasion. À peine les malheureux comprirent-ils le danger qu’ils couraient, que tous appelèrent d’une voix mourante leurs compagnons valides. En vain les féroces Géorgiens les menaçaient de la mort, s’ils ne se renfermaient dans un silence absolu, en vain plusieurs de ces menaces furent-elles exécutées : les morts ne criaient plus, mais les mourans n’en criaient que plus fort, et les assaillans exaspérés commençaient à faire main basse sur le convoi tout entier, sans perdre plus de temps en vaines recommandations. Cependant quelques cris étaient parvenus aux oreilles des soldats défilant dans la plaine. Les officiers de l’avant-garde s’aperçurent alors que le bataillon destiné à protéger les blessés avait rejoint le corps principal, au lieu d’escorter le convoi. On apprit en même temps que les blessés venaient d’être abandonnés sans défense aux montagnards, qui avaient commencé à les massacrer. Un cri, poussé d’abord par un petit nombre, retentit : « Sauvons nos frères ! » Ce cri ne tarda pas à trouver des échos, et les Turcs, entraînés par leurs chefs, vinrent disputer aux Géorgiens le convoi que, dans un moment de coupable insouciance, l’arrière-garde avait abandonné.

Benjamin déploya dans cette affaire un courage héroïque. On le vit constamment au plus fort du combat, se précipitant au-devant de tous les coups qui menaçaient l’un de ses camarades. Son sang coulait déjà de deux blessures, qu’il ne s’en apercevait pas. Le Polonais qui avait parlé si légèrement devant Benjamin du courage des Osmanlis était aussi dans la mêlée, où il se comporta en brave, mais non pas avec cet élan d’enthousiasme qui décide le succès. Il calculait, examinait, mesurait ses forces, ses moyens, et malgré toutes ces précautions il se vit bientôt dans le plus grand danger.