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raient que Benjamin pût les entendre, et ils racontaient force anecdotes dont la morale était toujours que le Turc est naturellement poltron. Benjamin resta triste pendant toute la soirée, et il se retira de bonne heure en se plaignant d’une migraine. Le lendemain, la gaieté ne revint pas, et le séjour de Constantinople lui fut bientôt si odieux, qu’il obtint non sans peine d’être envoyé sur les frontières de la Géorgie, dans un régiment qui était destiné à secourir la ville de Kars, et qui n’avait pas encore réussi à traverser l’étroit espace qui sépare les montagnes de la Géorgie et de la Circassie de l’extrémité de la Mer-Noire.

Lorsque Benjamin rejoignit son nouveau régiment, il le trouva opérant sa retraite des environs de Kars, que les Russes avaient prise, à travers quelques districts de la Géorgie, y commettant des actes de cruauté gratuits, et excitant jusqu’à la fureur le ressentiment et l’indignation de populations belliqueuses et vindicatives. Il assista à d’horribles scènes de carnage, et il ne fut pas tout d’abord fort bien accueilli par ses camarades, auxquels la douceur et la générosité de son caractère faisaient l’effet d’un reproche, ou tout au moins d’un blâme indirect. On l’appelait tour à tour devriche[1], papas, jacoubi (juif), fellah, ce qui, dans le jargon du soldat turc, veut dire plus ou moins clairement lâche et hypocrite. L’un des officiers polonais qui avaient médit des soldats osmanlis en présence de Benjamin se trouvait faire aussi partie du même corps, et souriait dédaigneusement lorsqu’on lui rapportait quelque trait d’humanité dont Benjamin s’était rendu coupable. Benjamin souffrait cruellement ; mais, il faut l’avouer, il n’était pas encore assez avancé en civilisation pour connaître le moyen d’imposer silence à ses détracteurs, ni peut-être pour l’employer, s’il l’eût découvert. Il n’eût jamais songé que ces jeunes gens si amoureux de la bravoure, si dédaigneux pour la timidité, ne cesseraient de le plaisanter que si la plaisanterie devenait dangereuse.

Un jour pourtant le sort le favorisa. Benjamin marchait à l’avant-garde, le long d’un étroit défilé que dominaient de deux côtés des rochers abrupts, élevés et superposés les uns aux autres comme des rochers d’opéra, c’est-à-dire de façon qu’il fût possible à un bon nombre d’hommes armés et même de cavaliers de s’y tenir complètement cachés. Cette fois comme toujours, les Géorgiens avaient été avertis à l’avance de la marche du régiment turc, de l’heure à laquelle il traverserait le défilé, du nombre d’hommes qui le composaient, des malades qu’il traînait à sa suite, etc. Les malades et les

  1. On me pardonnera de me conformer, pour l’orthographe de ce mot, à la prononciation orientale, et d’écrire devriche au lieu de derviche.