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Le sort voulut que son régiment fût appelé à Constantinople. Les Anglais, les Français et les Piémontais y affluaient en ce moment. Benjamin ne fraya qu’avec les Européens, et négligea complètement ses compatriotes. En peu de temps, il apprit suffisamment de français, d’anglais et d’italien pour lire assez couramment les ouvrages écrits dans ces trois langues. Il se livra aussitôt à l’étude avec une ardeur fébrile. Les sciences exactes et naturelles le charmaient outre mesure ; mais ce qui le passionnait par-dessus tout, c’était une certaine partie de la morale d’Occident. Tout ce qui se rattachait à la condition des femmes dans la société des chrétiens et au sentiment d’honneur chez les hommes lui semblait dicté par une voix divine. Il portait la tête plus haute, et ne rougissait plus depuis qu’il avait compris les lois de l’honneur et reconnu qu’il était assez bien doué pour les suivre. Le mépris dû au lâche et à la lâcheté, le déshonneur et la honte qui accompagnent le mensonge et la fraude, le respect que personne ne refuse au courage et à la loyauté, cela formait pour Benjamin un code suprême, répondant aux secrets instincts qui l’avaient tourmenté dès son enfance. D’éblouissantes clartés pénétraient dans la nuit de sa conscience, dans ces épaisses ténèbres qui avaient failli plus d’une fois le rendre fou. Celui qui eût rencontré Benjamin dans les rues de Péra dix mois après son arrivée à Constantinople n’eût certes pas reconnu le jeune garçon fantasque, ignorant et irritable, qui faisait pleurer sans cesse sa future épouse et sa belle-mère. Il avait grandi de toute la tête, son teint avait pris le coloris de la santé. Ses yeux, toujours beaux, mais jadis effarés et hagards, rayonnaient maintenant de la douce satisfaction que procurent aux nobles âmes la connaissance de leur devoir et la certitude de l’avoir rempli. Mince et agile, sa taille avait pourtant une certaine dignité. On ne savait trop, en le voyant pour la première fois, à quelle race il appartenait. Malgré certains traits qui révélaient une origine asiatique, on ne pouvait reconnaître dans Benjamin ni un Grec, ni un Arménien, ni un Osmanli !… Et pourtant c’était un Osmanli, mais un Osmanli du XIXe siècle, un jeune Turc, un de ces hommes comme il en naît aux époques de crise et de transformation chez les nations qui ne sont pas condamnées à périr.

Benjamin s’était créé de nombreuses relations dans la société franque de Péra, et ses supérieurs, qu’il rencontrait dans plusieurs maisons, le traitaient avec bienveillance, comme ils eussent traité leur égal, quoiqu’il ne fût encore que caporal. Un jour qu’il était allé rendre visite à la femme de son colonel, il entendit plusieurs officiers, Polonais de naissance, mais au service de la Porte-Ottomane, parler en plaisantant, et avec mépris, du défaut d’ardeur guerrière qu’on remarquait chez le soldat turc. Ces messieurs igno-