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et que tout cela réjouisse ceux qui te détestent ! Puisse tout ce que tu possèdes passer aux mains de l’étranger ! Puissent tes enfans mendier en pleurant à la porte de tes ennemis ! et qu’en pensant aux tortures de ta vie, nos arrière-neveux en frémissent d’épouvante ! Sois maudit de tous les esprits, de Michel et de Gabriel, de Raphaël et de Mescharthel !… A l’endroit où sont les tombes d’Israël, qu’aucune tombe ne soit creusée pour toi ! Que l’on âme sorte de l’on corps au milieu des tremblemens et des angoisses ! Que ta femme soit le jouet de l’étranger, et qu’elle soit déshonorée devant toi à l’heure où tu mourras ! Cette malédiction est sur toi, Baruch, fils de Benjamin ; sur moi au contraire et sur tout Israël, Dieu fasse descendre sa paix et sa bénédiction dans les siècles des siècles !

« Le rabbin prit la thora dans le saint tabernacle, il déplia le rouleau, et lut ces paroles : « Celui qui recevra cette malédiction et qui se bénira dans son cœur en disant : Que la paix de Dieu soit avec moi, car je lue conduis d’après les inspirations de mon cœur ; — celui-là, Dieu ne lui sera pas favorable ; la colère céleste éclatera contre lui, toutes les malédictions qui sont écrites dans ce livre le frapperont, et le Seigneur anéantira son nom sous les cieux. » La thora, fut replacée dans le tabernacle, on sonna de nouveau de la trompette, et tous les juges, tournés vers Spinoza, prononcèrent ces mots : « Maudite soit ton entrée ! maudite soit ta sortie ! » Puis ils crachèrent, et se reculèrent de quatre pas, tandis que Spinoza, la tête haute, sortait de la synagogue.

« En sortant du sanctuaire de ses pères, Spinoza devait-il entrer dans une autre église ? ou plutôt ne devait-il pas renoncer à mettre jamais le pied dans un temple de pierre, et montrer ainsi par son exemple que le cœur de l’homme libre est le temple de Dieu ? »


Me suis-je trompé en signalant ici la précision de l’histoire ? L’attitude de Spinoza, ce mélange de gravite et de douceur, cette aideur contenue qui éclate par instans, cette sagesse supérieure qui lui enseigne la charité de l’intelligence, tout cela est rendu avec un sentiment vrai et comme par un témoin sans passion. Le contraste que présentent la douceur de l’accusé et le fanatisme de ses juges n’est pas un artifice de l’écrivain ; lorsque les rabbins entonnent, comme dit Shakspeare, les trompettes hideuses des malédictions, nous sommes bien au milieu de la synagogue d’Amsterdam. Notez ce qu’il y a de neuf dans ce tableau : on montre ordinairement les juifs aux prises avec les chrétiens, tantôt victimes des persécutions, tantôt exerçant leurs vengeances dans l’ombre, frappant leurs ennemis l’un après l’autre, et se servant de l’usure comme les thugs de l’Inde anglaise se servaient du poison et du poignard. Il appartenait à un philosophe Israélite de nous montrer l’esprit d’intolérance et de persécution au sein même d’une race persécutée. Spinoza, par la grandeur de son génie et de ses œuvres, appartient à l’humanité ; on oublie trop qu’il appartenait d’abord à une secte jalouse, et qu’avant de prendre place dans l’assemblée des philosophes