Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne puis pas invoquer le témoignage et l’appui de la nature ; en moi seul, je dois montrer la force qui témoigne dans toute âme de l’existence de Dieu. Ici, en face de vous, accusé par vous, qui croyez plaire à Dieu par une vie différente de la mienne, vous le voyez, je ne tremble pas, et rien en moi ne m’accuse. Cette tranquillité de mon âme est le produit et la preuve de mon amour de Dieu, amour qui est pour moi le souverain bien. Je ne me défendrai donc que sur un point, la profanation du sabbat, parce que cette profanation peut sembler une violation de la sainte loi de Dieu dans la nature. Or, au milieu des misères de la vie, on peut bien se donner un jour sur sept pour se reposer ; la sagesse même le veut, car, dans quelque sphère que ce soit, la dignité de l’homme exige de lui la libre direction de ses forces. Mais vous, de quel droit osez-vous bien le punir pour un péché qu’il a commis contre lui-même ? »

« Tous les rabbins se levèrent en tumulte, criant qu’on ne devait pas écouter plus longtemps de pareils blasphèmes. — Silence, dit Isaac Aboab, laissez-le parler ; les paroles qui sortent de sa bouche sont autant de démons qui se cramponneront à son âme, qui la tortureront pendant la maladie, et quand il mourra de la mort du pécheur, ils se suspendront à elle et l’entraîneront dans les gouffres de l’enfer. Notre devoir est de connaître son crime tout entier. Témoins, approchez-vous et parlez.

« Chisdaï et Ephraïm s’avancèrent. — Il a blasphémé devant nous Dieu et les prophètes, dit Chisdaï ; il a nié les anges et raillé les miracles. Voilà ce qu’il a fait, je le jure à la face de l’Éternel.

« — Moi aussi, dit Ephraïm, je jure que Chisdaï a dit la vérité.

« — Qu’as-tu à répondre à cela ? dit le président.

« Spinoza répondit : — Je n’ai pas blasphémé les prophètes, je les honore plus que ceux qui leur attachent au front une fausse auréole d’infaillibilité, et qui, leur enlevant la divine majesté de leur grandeur humaine, les rabaissent au rang d’idoles. J’ai nié les anges ; le rabbin Joseph Albo n’a-t-il pas déclaré publiquement que la croyance à l’existence des anges était une croyance inutile ? J’ai raillé les miracles : qu’est-ce à dire ? Ouvrez la Bible à l’endroit où il est écrit que l’âne de Balaam a parlé, et voyez ce que Ebn Esra dit à ce sujet. J’ai blasphémé Dieut Tu me fais pitié, Chisdaï, si tu ignores qu’aucune pensée humaine, lorsqu’elle suit les lois de la nature, ne peut se détacher de Dieu.

« — N’as-tu pas dit, poursuivit Chisdaï, — et malheur à moi, qui suis obligé de répéter de telles paroles 1 — n’as-tu pas dit qu’il y a dans les saintes Écritures beaucoup d’idées fausses et incomplètes sur la nature de Dieu ?

« — Oui, répondit Spinoza, et par là je crois rendre hommage à Dieu beaucoup plus que vous ne le faites. La Bible ne dit-elle pas que Dieu est grand, et qu’est-ce que la grandeur, sinon une étendue limitée au sein de l’espace ? La Bible, je le sais, ne peut être expliquée que par elle-même ; elle ne porte qu’en elle-même le fondement de ses vérités, elle ne veut pas être mesurée d’après les lois de la pensée, et elle ne prétend pas non plus dominer ces lois. La raison, que Dieu nous a donnée, et qui par conséquent n’est pas moins divine que la Bible, peut et doit tirer d’elle-même l’idée de Dieu, elle peut et doit trouver en elle-même la règle de vie conforme à la volonté de Dieu. La Bible reconnaît ce droit sacré de la raison quand elle nous montre