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Ce n’est pas un portrait de fantaisie, l’érudition précise de l’historien a dirigé le pinceau du peintre. Quel joyeux compère que ce médecin ! Railleur sceptique, indifférent à toute religion, il n’aime qu’une philosophie, celle qui raille toutes les autres. C’est un lucianiste, comme il s’appelle lui-même. Lucien se moque des prêtres et des philosophes ; van den Ende est de la religion dont Lucien est le pontife, et la seule différence essentielle qu’il aperçoive entre l’homme et la bête, c’est que l’homme a reçu la faculté de rire. Toute la supériorité de l’homme est là : l’homme est un animal qui sait rire ! Rire, penser, même chose pour le docteur hollandais. Quiconque pense doit rire, rire du monde, rire des hommes. Démocrite et Lucien ont été les plus avisés des Grecs ; tous les autres n’ont fait qu’enfermer du vent dans leurs glorieux systèmes. Rions donc avec Démocrite et Lucien, rions surtout de ceux qui cherchent des vérités éternelles et qui croient à autre chose qu’à la matière. Ainsi parle le joyeux matérialiste, et vous devinez combien ces grossières doctrines répugnent à l’intelligence de Spinoza. Van den Ende n’a rendu qu’un service à son jeune ami, mais un service dont celui-ci lui sera toujours reconnaissant : il l’a délivré une fois pour toutes du joug des talmudistes.

Il lui en a rendu un autre, et plus précieux encore, le jour où il l’a introduit dans ce petit cercle si poétique et si doux où va s’épanouir en sa fleur l’âme du métaphysicien. Van den Ende a une fille passionnée pour la philosophie, un bel esprit plein de grâce et de hardiesse, une élève de Descartes, comme Christine de Suède ou Mme de Grignan. Olympia (c’est son nom) se fait présenter le disciple de son père, et voilà le jeune rabbin dissertant sur la philosophie avec la plus jolie fille d’Amsterdam. Le salon d’Olympia est tout à fait, comme on disait au XVIIe siècle, un salon d’honnêtes gens. Une liberté décente y règne, le bel esprit n’y manque pas, et sous les voiles de la causerie on attaque sans pédantisme les questions les plus hautes. Quelle joie pour Spinoza de donner l’essor aux secrètes méditations de son âme ! Cette belle culture antique, dont le vieux Nigritius ne lui a livré que la lettre morte, il la retrouve vivante en ce gracieux cénacle : Olympia lui semble une muse ; les graves jeunes gens qui l’entourent, Henri Oldenbourg, Louis Meyer, Théodore Kerkering, apparaissent à ses yeux comme les personnages les plus aimables des dialogues de Platon. Ce qui rend plus enivrantes chez Spinoza ces premières voluptés de l’intelligence, c’est que sa vie est partagée entre les représentons du fanatisme juif et ces élégans apôtres de la libre pensée. Deux esprits absolument opposés sont placés ici en face l’un de l’autre : le judaïsme dans ce qu’il a de plus étroit, la renaissance dans ce qu’elle