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prise être heureuse ! Après son déjeuner, il partit, et je le suivis jusqu’à midi, heure de sa prière et je puis dire de sa mort. Il me demanda si je connaissais un ruisseau près de là où il pût faire ses ablutions, sinon qu’il se purifierait avec du sable et prierait. Je lui répondis qu’il y avait un ruisseau à un quart de mille de là environ, mais qu’il était un peu à l’écart de la route ; il me demanda de le lui montrer, et je l’accompagnai jusqu’au ruisseau, où il accomplit ses ablutions ; puis, étendant ses vêtemens, il fit ses dévotions, et lorsqu’il se releva, je l’étranglai facilement, sans défiance comme il était. Il rendit l’âme aussitôt, et à mon grand désespoir, lorsque je fouillai sa personne, je ne trouvai qu’un liard de monnaie, un rosaire et quelques morceaux de pain desséché. J’enterrai immédiatement le corps, et je m’en allai. Le lendemain j’allai au village, où j’avais donné rendez-vous à ma vieille mère. Je lui appris ce qui s’était passé, la compassion dont j’avais été saisi, ma détermination d’abandonner ma profession, lui disant que j’aimerais mieux mourir de faim que d’être obligé de souiller mes mains à l’avenir d’un sang innocent pour d’aussi misérables bénéfices. Elle ne goûta pas ce manque de courage, et, prenant le liard, elle alla au marché, et revint avec une livre au moins de crevettes. Elle plaça le monceau devant moi et me dit : — Pouvez-vous compter ces petits animaux, mon fils ? — Oui, lui dis-je ; mais il me faudrait tout un jour au moins pour les compter, et cela n’est d’aucune utilité. — Eh bien ! répondit-elle, fol enfant, ne voyez-vous pas combien d’existences sont ici détruites pour un liard, et vous, comme un garçon stupide, couard et pleurnicheur, vous vous inquiétez de la mort d’un vieux prêtre qui avait déjà un pied dans la tombe ! Si un lion, ajouta-t-elle, a des remords pour la proie qu’il mange, il est clair qu’il devra mourir de faim. — Les salutaires conseils de la courageuse vieille femme, continua Juma, me réconcilièrent avec ma profession, et depuis je n’ai jamais eu le plus petit remords. »

Après avoir reçu ces confidences, Lutfullah se sentit mal à l’aise en pareille compagnie. Il laissa le thug s’endormir. Un instant, en le contemplant dans son sommeil, il eut la pensée de le tuer. J’avais grande envie de couper le cou de ce lâche coquin avec mon petit cimeterre et de l’envoyer dans l’enfer, dont Malik le gardien lui ouvrirait les portes avec plaisir. Il résista prudemment à cette pensée, se contentant de s’évader, et courant à toutes jambes jusqu’à la ville voisine, où il arriva tremblant et sans pouvoir prononcer d’autres paroles que : « Juma, Juma, le thug ! » Dénoncé par Lutfullah, qui eut à demander pardon à Dieu d’avoir violé son serment, Juma fut pris, condamné, taillé en morceaux, lardé à coups de pointe d’épée, et finalement attaché à la gueule d’un canon qui l’envoya rejoindre la demeure de la déesse Kali.

À côté de cette scène, qui donne une idée si forte de ce qu’on peut appeler le pervertissement métaphysique de la race hindoue, j’en placerai une autre qui n’a pas le même caractère, mais qui laisse la même impression d’étonnement. C’est la description d’un