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de soie, là mort sans effusion de sang et l’enterrement sur place.

Juma expose à Lutfullah la théorie morale de ce brigandage. Et d’abord j’observerai que dans son explication il s’écarte un peu des opinions généralement admises. Le thuggisme est une profession, un métier, beaucoup plus qu’une secte. C’est une association de brigandage appuyée sur des raisonnemens d’une métaphysique pervertie ; mais le brigandage domine, et la dévotion à la déesse Kali ne vient qu’en seconde ligne. Il n’est donc peut-être pas tout à fait juste de voir dans les thugs une secte vouée par religion aux puissances du mal ; la religion n’est pas le principe de l’association, et ne vient qu’après coup pour donner une justification à ses crimes. Il ne lui a pas été difficile de trouver dans l’arsenal de la métaphysique hindoue un argument pour déclarer que le crime est indifférent, et que la destruction doit être honorée, ni de trouver dans le vaste panthéon de l’Inde une divinité pour lui rapporter la gloire de ses crimes. Le thuggisme est donc surtout un brigandage ; mais ce qui est curieux, c’est de voir à quel point la doctrine panthéiste a pénétré dans l’esprit de ce peuple, et avec quelle immorale souplesse elle s’est pliée à tous les actes de l’âme humaine. La grandeur sinistre de cette doctrine séduisante et fatale apparaît ici d’une manière saisissante. Écoutez la confession de Juma. Les argumens dont il se sert pour justifier ses crimes sont les mêmes que ceux par lesquels, dans le poème indien, le dieu Krichna presse le héros Arjouna de pousser son char de guerre contre ses proches et ses amis.

« — N’avez-vous aucun remords, lui dis-je, lorsque vous commettez un crime ? — Non, répondit-il. Un bouclier n’est jamais ému lorsqu’il tue un bouc ou une vache. Au commencement, on se sent toujours pris de quelque attendrissement, mais la pratique vous met bientôt à l’aise ; dans ces occasions, nous pensons à la méchanceté, à l’égoïsme des hommes, à leur peu de conscience. Par exemple, ils ne nous donneraient pas une roupie, si nous mourions de faim ; ils ne se sentiraient pas émus, si nous étions punis de mort : nous devons donc les traiter comme ils nous traiteraient.

« Au commencement, il m’arriva une fois d’être presque dégoûté de ma profession. J’accompagnai un jour un vieux prêtre, pendant environ trente milles, dans la direction d’Udepur. Pendant le premier jour du voyage, je ne pus trouver une occasion de e tuer. Le soir, il se réunit à quelques-uns de ses amis, et je ne pouvais m’introduire dans leur compagnie. Le lendemain matin, de très bonne heure, il repartit, et je l’accompagnai, quelquefois le suivant, quelquefois le précédant. Lorsque le premier quart du jour fut écoulé, il s’arrêta pour déjeuner près d’un village, et, me voyant dans une condition misérable, il me donna un morceau de pain, que je reçus avec un empressement apparent, mais auquel je ne touchai pas, pensant que manger son sel et puis le tuer serait une trahison impardonnable. Je lui dis que j’allais à Udepur pour chercher un emploi, et il répondit : Puisse votre entre-