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richesses et leurs bijoux à cette maison hospitalière, dont les bandits eux-mêmes étaient tenus éloignés par le respect religieux. Un des hôtes habituels de nos vieilles familles catholiques, le famélique abbé italien, payant en déclinaisons et en conjugaisons le prix d’une hospitalité gratuite, ou le vieux curé, maussade et bon, déjà placé sur la limite de la seconde enfance, qui s’endort tous les soirs au coin du feu après avoir dit ses grâces, ne manque pas non plus au coin de ce foyer musulman. Cette intéressante et débonnaire variété (de plus en plus rare aujourd’hui) de l’espèce humaine est représentée dans le récit de Lutfullah par un vieux prêtre musulman, Cheik-Nasrullah. Depuis longues années, il vivait dans la maison aux frais de ses hôtes, et quoiqu’il fût un ennui permanent et une lourde charge, il était traité avec bonté et déférence par le maître hospitalier. La figure de ce vieux radoteur, autrefois homme d’esprit et de savoir, maintenant tombé en enfance, est vivement peinte par Lutfullah. « Je me le rappelle fort bien : il était grand, d’une bonne et solide charpente, le front bas ; il louchait beaucoup, et remuait incessamment la tête comme s’il consentait à tout ce qu’on lui proposait. Il était complètement édenté, mais sa longue barbe flottante lui rendait le service de cacher toutes ses difformités. Il aimait tant à parler, qu’il bavardait sans cesse, à tort et à travers, sans rime ni raison, qu’on l’écoutât ou non. » Il n’avait pas l’air d’ailleurs de soupçonner qu’il fût une gêne ou un embarras ; il était très despotique, et avait pris en grippe le petit Lutfullah, qui lui fit payer ses mauvais traitemens par une plaisanterie plus mauvaise encore, que nous laisserons raconter à l’auteur :

« Un vendredi (jour du sabbat musulman), ayant congé de l’école, comme il est d’usage dans les écoles mahométanes, j’allai au marché et j’achetai un peu de poudre avec mon argent de réserve. Ce même jour, après la prière de midi, le vieillard alla dormir pour faire sa digestion dans un pavillon de la vérandah. Il avait une physionomie réellement comique avec sa bouche grande ouverte, ses yeux à demi fermés et sa longue barbe blanche, qui tombait sur sa poitrine, semblable à une botte de foin. J’entrai doucement, je m’approchai de lui et je répandis la poudre sur sa barbe, puis je sortis, et, après avoir attaché une allumette enflammée à une longue verge, je communiquai la flamme à la poudre. Toute la barbe s’illumina soudainement, et le vieillard se réveilla en sursaut, se frottant la figure et criant en signe de détresse le symbole de sa croyance : — Laillah ! illilah ! il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ! — Puis il se leva, et moi, étant sorti sans qu’il m’eût aperçu, je regardai par le trou de la serrure avec satisfaction et ébahissement. Le vieillard courait çà et là avec son bâton, prêt à frapper le diable lui-même, s’il l’avait rencontré. Sa figure et ses mains étaient écorchées, ce qui, avec sa laideur naturelle et sa barbe brûlée, faisait de lui quelque chose de hideux. Ses cris attirèrent bientôt mon oncle, qui, en voyant son ami privé de sa