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retournâmes chez nous. Quelques-uns de nos compagnons croyaient que la maison était sous la puissance des mauvais esprits. » Dans ce voyage à Londres, ce pauvre Lutfullah est encore le plus courageux de ses compagnons. C’est lui qui représente parmi eux la civilisation et le progrès. Voyez avec quelle bravoure il se hasarde à descendre dans la cloche à plongeur ! Il a fait appel ce jour-là à toute son énergie. « Le 10, j’accompagnai mon chef à l’institut polytechnique, Regent-Street. Parmi plusieurs autres choses, la cloche à plongeur nous amusa beaucoup. J’entrepris de descendre dans l’eau au moyen de cet appareil extraordinaire. Mon chef et mes compagnons non-seulement n’osèrent s’aventurer à descendre, mais me dissuadèrent vivement d’entreprendre cette aventure, en me représentant que c’était un acte de grande imprudence que d’exposer sa vie pour un amusement inutile. Faisant la sourde oreille à leurs remontrances, je me rendis sur le bord de l’eau, et, après avoir dit mes prières au nom du tout puissant et tout miséricordieux Allah, j’entrai dans la cloche avec quatre Anglais. En atteignant le fond, nous vîmes les cailloux et le gravier, et enfin nous sortîmes de ce gouffre dangereux pour revenir à l’air libre du ciel. »

Nous connaissons maintenant Lutfullah ; nous savons dans quelle mesure ce type de l’homme éclairé d’Orient peut sentir et penser. Laissons-le raconter ses aventures, en y mêlant le moins possible nos impressions personnelles ; suivons l’exemple qu’il nous a donné. Il n’a pas l’esprit critique et analytique, il raconte sans chercher à se rendre compte de ce qu’il a vu, il n’a jamais essayé de tirer le résultat de son expérience personnelle ; mais ce résultat apparaîtra de lui-même aussitôt qu’il aura terminé son récit.

Issu d’une famille noble et pauvre, Lutfullah a eu de bonne heure à faire son chemin et à gagner par lui-même son existence. Il a mené la vie d’un Gil Blas oriental. On a remarqué avec raison que la seconde partie de Gil Blas, celle où le héros est déjà riche et puissant, est moins curieuse que la première, où le héros traverse les limbes de la misère et de l’obscurité. La seconde partie des Confessions, où Rousseau raconte sa vie d’homme célèbre, est moins intéressante aussi, de l’avis de tous, que la première, et semble plus vide, quoiqu’elle soit plus remplie en réalité. Les confessions de Lutfullah présentent le même caractère. En Orient comme en Occident, c’est, paraît-il, le privilège de la jeunesse d’inspirer plus d’intérêt avec ses misères et son inexpérience que l’âge mûr avec sa prudence et ses richesses. C’est la jeunesse qui est remplie, c’est l’âge mûr qui paraît vide, et la situation, le milieu social, le caractère, n’y font rien. Ce qui est arrivé au gai Gil Blas, au mélancolique Rousseau, et à tant d’autres d’humeurs diverses, est arrivé à l’honnête et