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son talent ? M. Auerbach, en artiste courageux, a tenté là une sérieuse épreuve dont je veux savoir le résultat.

Trouver un sujet de roman dans une biographie comme celle de Spinoza, ce n’est pas chose facile. Les plus grands événemens de cette existence solitaire appartiennent au domaine de la pensée pure. M, Auerbach le sait mieux que personne ; il a traduit les œuvres complètes et raconté la vie du philosophe d’Amsterdam avec un soin religieux : biographie et traduction, ce sont deux modèles d’exactitude[1]. Le romancier ne s’est pas engagé à l’étourdie ; il savait toute la difficulté de son entreprise, il savait combien cette figure austère se prêtait peu aux inventions de la fantaisie, et cependant il n’a pas reculé. Qu’est-ce donc qui l’a soutenu ? Son culte passionné pour Spinoza, le désir de ressusciter par l’imagination ce qu’il avait retrouvé par l’étude. Ce n’est pas d’ailleurs la biographie entière de son héros que M. Auerbach s’est proposé de mettre en scène, c’est seulement sa jeunesse, la période où l’esprit du métaphysicien est encore accessible à maintes émotions, où la foi et la raison se combattent encore dans son âme, où son cœur, épanoui déjà aux douceurs des amitiés de vingt ans, est initié aussi aux souffrances de l’amour. Un philosophe qui médite, qui se pose des problèmes, qui analyse des idées, qui combine des formules, qui écrit le Tractatus theologico-politicus, est un personnage médiocrement dramatique, et quel que soit le rôle qu’on lui donne, on risque de porter atteinte à la dignité de son génie ; mais si ce philosophe, avant d’atteindre ce que les docteurs du moyen âge appelaient les sommets de la contemplation, a traversé des régions orageuses, s’il a été obligé de combattre et avec lui-même et avec les autres, la peinture de ce développement intérieur appartient au romancier et au poète. En un mot, ce n’est pas 1er philosophe lui-même, c’est la secrète et douloureuse initiation du philosophe que M. Berthold Auerbach a voulu peindre.

Les premières scènes nous transportent au milieu des juifs d’Amsterdam. On sait que, dans les dernières années du XVe siècle, des juifs d’Espagne et de Portugal, violemment chassés de la Péninsule, trouvèrent un asile en Hollande. C’étaient des hommes de race aristocratique, qui prétendaient se rattacher directement à la tribu de Juda ; ils formèrent une communauté à part au milieu des juifs d’Amsterdam, et aujourd’hui encore, M. Auerbach l’affirme, il est très rare de voir ces juifs portugais de Hollande s’allier avec leurs coreligionnaires de Pologne et d’Allemagne. Quelques hommes de cette

  1. B. V. Spinoza’s sämmtliche Wercke aus dem lateinischen mit dem Leben Spinoza’s, von Berthold Auerbach ; 5 vol. Stuttgart 1841.