Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le raisonnement, et pour défendre ses opinions il avait une certaine somme de connaissances à sa disposition.

Tels étaient les chefs de bataille dans le camp des ouvriers. Trois ou quatre autres à côté d’eux, sans être orateurs, avaient aussi leur influence stratégique ; mais les véritables meneurs étaient ceux que l’on vient de nommer. Ce sont eux qui, pendant six mois, ont tenu la population de Preston en haleine, l’ont, malgré des tiraillemens de toute sorte, poussée à un but commun, compacte et serrée comme un seul homme. Il faut tenir compte sans doute de l’ignorance et de la faiblesse d’esprit du plus grand nombre de ceux qui s’étaient livrés à leur direction. On se ferait en effet une fausse idée du mouvement de Preston, si l’on croyait que les vingt-cinq mille individus qui y ont pris part étaient des chefs de famille, des hommes que l’âge et l’expérience de la vie avaient mûris. Plus de la moitié se composait de femmes et de jeunes filles, ou de jeunes garçons à peine sortis de l’enfance. Pour comprendre cependant le prestige que les agitateurs ont aussi exercé sur les ouvriers mieux préparés par l’âge à discerner leurs intérêts, il faut se rappeler le soin jaloux que le peuple anglais apporte à maintenir ce qu’il croit être son droit. Tout homme qui s’en porte le défenseur est assuré d’être écouté. L’ignorance même des masses, dont elles ont le sentiment et dont elles se tourmentent, ne les dispose que mieux à la docilité. Là où elles ne voient pas clair, elles acceptent un guide avec empressement.

Déjà l’on a vu qu’un des secrets de la tactique des chefs de la ligue avait été de choisir un mot de ralliement court, précis et rapidement saisissable, tel que celui de dix pour cent. Ils ne faisaient pas preuve d’une moindre habileté en s’appuyant sur les sentimens d’humanité et de religion : soit respect humain chez les uns et domination sur eux de l’opinion publique, soit chez les autres (et, à l’honneur de la nation, c’est l’immense majorité) conviction sincère, tout le monde en Angleterre a ces sentimens au fond du cœur ou les professe de bouche. L’esprit du christianisme y prévaut et s’y révèle, non pas seulement par la soumission aux pratiques extérieures que la religion commande, mais surtout par la commisération pour les classes souffrantes. Nous en avons eu de nos jours une manifestation éclatante dans la persévérance du pays à demander l’abolition de l’esclavage, et dans la résignation du gouvernement à souscrire à cette mesure, nonobstant le sacrifice de près de 25 millions sterling qu’il fallut imposer au trésor public et la ruine dont l’émancipation menaçait les colonies. Depuis, ce même esprit est resté vivace au cœur de la nation. Chaque année, le parlement s’en fait l’interprète par des lois et des règlemens nouveaux, tous destinés à adoucir la condition des travailleurs, Les chefs du