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l’ancien socialiste. Plus les souffrances matérielles étaient grandes, plus l’apôtre ferme et convaincu aurait dû s’en montrer fier. Un peu remis de sa surprise, Gréchi laissa errer sur ses lèvres un étrange sourire.


« — Vous le voyez, dit-il, j’ai voulu mettre les pauvres dans l’aisance, et j’en suis puni moi-même par la pauvreté.

« — Il en est toujours ainsi, répondit Poggei, et vous qui êtes un homme de talent, vous auriez dû comprendre le sens de la fable de Prométhée. S’il vous arrive jamais de ravir une étincelle au feu du soleil, ne soyez pas assez fou pour la donner à d’autres ; gardez-la pour vous et n’oubliez plus cette maxime de sens commun, qu’il faut d’abord songer à soi. Vous avez voulu faire la fortune de tout le monde, et vous n’avez pu faire même la vôtre. C’est votre faute, mais je ne vous la reproche pas, parce que le vent était à la folie et que les têtes les plus fortes ont été mises à l’envers, jusqu’à la mienne, qui, si elle n’est pas des plus fortes, est au moins des plus prudentes. Maintenant il est temps de revenir à la raison ; il faut que les hommes de valeur songent à eux et à leur pays.

« Grechi, l’œil soupçonneux et scrutateur, l’interrompit brusquement : — Pourquoi tous ces discours ? dit-il. Que me voulez-vous ?

« — Je veux, reprit Poggei, que votre vie, vos talens, vos études soient utiles à votre pays et à vous-même ; je veux vous arracher à cet abîme de misère et d’erreur où vous vous enfoncez de plus en plus, et vous procurer l’existence que vous méritez. Laissez-moi finir, ajouta-t-il en voyant que Cosma faisait mine de l’interrompre encore. Qu’espérez-vous ? Que les gens médiocres se perdent, s’ils le veulent, je n’y vois pas d’inconvéniens ; mais quant aux sages et aux forts comme vous, il importe à l’humanité que cela ne soit pas. Les intelligences supérieures ne sont pas assez nombreuses pour que l’une d’elles puisse s’éteindre dans l’oisiveté, uniquement parce que les théories qu’elle a rêvées sont irréalisables. Tous les partis ont besoin d’esprits tels que le vôtre et sont prêts aux plus grands sacrifices pour se les attacher. Personne n’a le droit de refuser l’emploi, de déserter le poste où il peut faire du bien. Je ne viens pas vous dire de renoncer à vos opinions, Dieu m’en garde ! conservez-les religieusement au fond de votre âme, je n’en aurai pour vous que plus d’estime ; mais parce que vous avez échoué pour le moment, ne boudez pas votre pays, et songez à votre avenir. Vienne le jour où vos idées pourraient triompher, vous serez en mesure de les pousser en avant, car vous aurez acquis de l’autorité et de l’expérience. Si vous n’aviez perdu votre place par votre imprudence, vous seriez maintenant l’un des premiers employés de votre ministère. Laissez dire les sots : où sont la richesse et la puissance, là se trouvent aussi l’honneur et la raison. Le monde estime et loue la constance dans les opinions, mais il apprécie infiniment plus la richesse et ceux qui réussissent. Vous voyez ce qu’on gagne à servir le peuple ! S’agit-il de mettre quelqu’un sur la croix ? Son choix sera bientôt fait : il crucifie le défenseur de ses droits et crie vive Barrabas ! Pour faire son chemin, il faut servir les princes, les riches, les gouvernemens, l’ordre, la propriété, en un mot tout ce qui a poussé dans le sol de