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C’était un calcul d’autant plus savant qu’à cette combinaison l’avocat émérite pouvait trouver son compte, c’est-à-dire la tranquillité de ses vieux jours et l’assurance que son héritage tomberait en des mains capables de continuer son œuvre. L’union fut donc bientôt conclue ; le marquis de Baldissero voulut bien signer au contrat et tenir au bout de neuf mois sur les fonts baptismaux un affreux petit bambin. L’honorable Poggei, devenu avocat du marquis, le fut bientôt des principales communautés religieuses ; il méritait bien cette faveur, s’étant, dès son entrée dans la chicane, affilié à plusieurs pieuses et puissantes congrégations. En peu d’années, il acquit de cette façon une belle fortune : il gagnait, bon an mal an, une vingtaine de mille francs, somme considérable à Turin. Pour se consacrer tout entier à sa lucrative profession, il avait dû renoncer aux emplois, et il l’avait fait sans regret. Il comprenait bien que même la protection du marquis n’aurait pu le pousser très haut en un temps et dans un pays où la politique semblait être, sous la haute direction du roi, le privilège exclusif de l’aristocratie.

Cependant la grande crise de 1848 approchait ; elle aurait déconcerté tous ses calculs, s’il n’avait eu l’adresse du chat, qui, lorsqu’on le lance en l’air, sait toujours retomber sur ses pattes. Dès 1846, il avait remarqué qu’une certaine hésitation semblait se manifester relativement au système suivi jusqu’alors ; il voyait bien que le Messaggiere Torinese, journal officiel, devenait plus hardi, et qu’on commençait à tolérer certaines allusions voilées aux sentimens italiens dans de modestes articles de théâtre ou de variétés. Quelques réfugiés des autres états de la péninsule pouvaient même, sans être inquiétés, séjourner dans les états sardes. Enfin le gouvernement ne donnait plus les mains à toutes les rigueurs de la police ; il essayait même de la décider à plus d’indulgence. Telle était cependant la force de l’habitude, qu’on pouvait sérieusement mettre en question si le pouvoir central ne serait pas obligé à la fin de céder à ses agens. On pouvait craindre en outre que toutes ces apparences de douceur ne fussent qu’une feinte pour amener les libéraux à se découvrir, et pour les jeter ensuite en prison. D’autre part, si elles étaient sincères, il pouvait être fort avantageux d’avoir marché l’un des premiers dans les voies nouvelles. Après avoir bien regardé autour de lui, l’avocat Poggei pensa que le plus sage était de ménager, comme on dit vulgairement, la chèvre et le chou, et de se tenir prêt à tout événement. En conséquence il recommença de faire le libéral avec les libéraux, mais cette fois en usant d’une réserve qui ne rappelait guère le mazzinien d’autrefois, tandis qu’il resserrait secrètement les liens qui l’attachaient au parti austro-clérical. Un journal littéraire sans portée, dont il s’était fait le directeur pour avoir un pied