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dans la question religieuse, compte l’imagination parmi les plus puissans agens thérapeutiques.

À défaut d’un succès complet, le séjour de Gheel détermine chez l’aliéné une amélioration d’ensemble qui constitue la plus douce condition d’existence compatible avec la perte de la raison. L’état anormal est réduit à sa plus simple expression, et n’est plus qu’une ordinaire altération de la conscience et de l’intelligence, navrante mutilation sans doute d’une âme humaine, mais qui n’exclut ni le bien-être matériel, ni un certain ordre de jouissances morales, dont quelques-unes sont délicates jusqu’au raffinement. Les tendances subversives sont atténuées, sinon tout à fait détruites. Une jeune fille enfermée durant une année dans un grand hospice y brisait tout ce qui lui tombait sous la main, et pour la contenir, les plus sévères contraintes étaient nécessaires. À Gheel, libre chez des paysans, elle n’y casse rien que de petits morceaux de bois. Ne pouvant tout à fait vaincre une impulsion fatale qui la domine, elle comprend pourtant qu’elle est dans une famille qui mérite des égards, car, loin de l’opprimer, elle lui permet d’obéir à ses mille besoins de mouvement et d’activité : aussi la jeune aliénée lui fait-elle le moins de tort qu’elle peut. Ce trait résume à merveille le système curatif de Gheel, qui adoucit quand il ne guérit pas. Il procure mieux qu’aucun autre cet état d’innocuité passive, qui répond assez bien au mot d’innocence, par lequel on désigne encore la folie dans le midi de la France. Au moyen âge, les fous étaient des possédés du démon ou des criminels ; de nos jours, ils sont ou des êtres dangereux ou des malades ; à Gheel, mieux qu’ailleurs, ils sont des innocens.

On doit s’attendre à ce qu’une existence à ce point inerte, ou du moins peu agitée, atteigne fréquemment les limites extrêmes de la vie. En 1838, on comptait parmi les aliénés de Gheel 2 centenaires. Sur 25 décès en 1850, 10 étaient le résultat de la vieillesse. Ces vieillards étaient dans le pays depuis 1803, c’est-à-dire depuis quarante-sept ans. La mortalité totale, à diverses époques, est ainsi établie, d’après les informations que nous avons pu recueillir à défaut de statistique officielle : en 1839, 34 décès ; en 1845, 30 ; en 1855, 80 ; en 1856, 51. Dans le service spécial des aliénés de Bruxelles établi à Gheel, on avait perdu en 1849 32 malades sur 343 ; en 1850, 25 sur 345 ; en 1851, 30 sur 325. Sur les 30 décès de 1851, 8 étaient attribués à la vieillesse. D’après ces indications, sanctionnées par la notoriété publique, on peut évaluer la mortalité annuelle de Gheel à 8 ou 10 pour 100. En France, elle a été pour les aliénés détenus dans les asiles : en 1852, de 12,96 pour 100 ; en 1853, de 14,20 pour 100. Ce rapprochement fait justice de l’opinion assez répandue que les décès sont à Gheel plus nombreux proportionnellement qu’ailleurs.