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ce n’est point assez pour modifier utilement les aberrations de tout un groupe d’insensés.

Par cet exemple, nous touchons à la vie sociale, si différente à Gheel de ce qu’elle est partout ailleurs. Ouvrier de la ferme, de l’atelier ou du ménage, l’aliéné de Gheel est un habitant de la commune, un membre de la maison, et quelquefois il devient comme un enfant gâté et un ami chéri de la famille, qui l’entoure d’une atmosphère de raison et de bienveillance. Au lieu d’être séquestré dans une société artificielle et contre nature, il continue de vivre de la vie réelle dans une société et une famille, qui sont l’image de celles dont il a l’habitude. Il entend des conversations raisonnables, il assiste à des scènes qui égaient l’esprit. Veut-il prendre part à ces discours et à ces jeux, il est obligé de faire acte de réflexion et presque d’intelligence. Naturellement, surviennent les occasions où l’aliéné qui divague, se butant contre l’inflexible réalité, est ainsi amené à reconnaître lui-même l’aberration de ses idées. L’entourage des personnes qui protègent l’aliéné de leur sollicitude en faisant appel à son bon sens et à son bon vouloir, qui l’admettent sur le pied d’égalité à leur foyer, à leur table et à leurs travaux, éloigne nécessairement de sa pensée l’idée d’humiliation et d’expression qui partout ailleurs se confond pour lui avec celle de séquestration. Loin d’être un paria dont on a voulu se débarrasser, il appartient à l’humanité ; sa dignité d’homme est sauve, car elle est respectée dans son principal privilège, la liberté.

Les résultats qu’on peut citer en faveur du système suivi à Gheel sont de diverses sortes : la transformation rapide opérée dans l’état de l’aliéné, les satisfactions de toute nature qu’il manifeste, les guérisons qui viennent couronner assez souvent l’œuvre de la nature et de l’humanité, enfin la longévité des incurables.

Un fait constant se passe à Gheel à l’arrivée des aliénés atteints de délire : presque tous, après quelques jours passés chez leur nourricier, ne sont plus reconnaissables. Arrivés avec la camisole de force ou des liens, ils sont apaisés presque aussitôt que rendus libres. Faut-il attribuer ce changement au milieu nouveau qui les entoure, aux égards qui leur sont accordés, ou au courant nouveau d’impressions et d’idées qui vient à la traverse de leur propre folie ? Une part en revient à chacune de ces influences, qui se fortifient en s’associant. Par elles, ce qui reste de sain dans l’esprit est aidé dans ses bonnes tendances ; ce qu’il y a de malade est contenu. À Gheel se renouvelle tous les jours le phénomène observé avec tant de surprise à Bicêtre, à la Salpêtrière, à Charenton, et dans tous les hospices de l’Europe, lorsque la science brisa les chaînes et les fouets, considérés jusqu’alors comme les seuls instrumens possibles de domination sur les fous. Seulement les médecins aliénistes ou-