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qu’ils en reçoivent eux-mêmes. Un jour, l’un des médecins va visiter un jeune homme épileptique. Comme il l’avait toujours trouvé bien soigné, et sachant d’ailleurs que tous les ans ses parens venaient le visiter, il crut pouvoir demander à la maîtresse de la maison en quoi consistait le cadeau qu’elle recevait sans doute. Elle sourit et répondit : « Les parens de notre Joseph sont pauvres comme moi, ils font la route à pied ; je les garde huit jours, et ils s’en retournent à pied, mais je leur donne un pain de seigle bluté (kramick) et du lard pour manger en route : voilà nos présens ! »

Par l’exercice de ces hautes et touchantes vertus s’est formé, au sein de la population de Gheel, un sentiment d’honneur collectif et de solidarité mutuelle qui résiste aux travers individuels comme aux conflits de la vie sociale. La communauté tout entière, hommes, femmes, enfans, simples citoyens comme administrateurs, tout le monde s’intéresse au sort des aliénés. Chacun pourrait dire, en s’appliquant dans un sens restreint le vers célèbre d’un poète latin, « que rien de ce qui touche l’homme aliéné ne lui est étranger. » Une telle compagnie est devenue un besoin si impérieux, qu’une maison qui n’a pas son fou manque de quelque chose ; elle sent un vide dans son sein, et elle épie l’occasion favorable d’un convoi d’aliénés pour combler cette lacune.

Une population, ainsi élevée tout entière dans la pratique d’un sincère et réel dévouement par une tradition immémoriale, par l’intérêt, par l’honneur personnel et communal, par la foi religieuse enfin, ne craint pas la comparaison avec les serviteurs les plus zélés d’un asile public ou d’un établissement particulier, quels qu’ils soient. Il est reconnu que des frères ou des sœurs de charité, gardiens accidentels d’une infirmité spéciale, la plus difficile à soigner (car elle atteint l’âme autant que le corps), ne peuvent posséder les aptitudes héréditaires et les mille expédiens que, dès l’enfance, on apprend au sein d’une famille et d’une localité vouées au traitement de ce genre de maladie. Et combien la comparaison serait plus favorable aux habitans de Gheel, si, au lieu de leur opposer les modèles les plus purs de la charité chrétienne, on pensait aux domestiques qu’attire dans les hospices et les maisons de santé la seule amorce du salaire ! À Dieu ne plaise que nous méconnaissions ce que, dans ces pénibles services, l’humanité déploie encore d’abnégation, et combien de fois elle rachète d’anciennes fautes par des sacrifices obscurs ! Nous accordons au contraire une sincère estime à toutes ces aptitudes improvisées et courageuses que ne rebutent ni le dégoût ni le péril. Cependant on ne saurait nier que, sous des noms et des costumes divers, la généralité des aliénés s’obstine à regarder tous les surveillans comme des instrumens complaisans de l’injustice des familles ou de la société. À Gheel au contraire, les aliénés les plus