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d’heures, de mouvemens et de discipline qui leur donne un caractère artificiel et quelquefois contraint, ce qui en diminue beaucoup les avantages. Dans la plupart des meilleurs établissemens, la vie entière se passe livrée à une accablante oisiveté de corps qui abandonne tout le jour le malade à ses rêves, sans lui procurer rien de cette fatigue corporelle si propice au sommeil de la nuit. C’est à rendre fou l’homme le plus sensé. Quant aux occupations de l’esprit, qui peuvent y être plus aisément introduites au moyen de livres, de jeux, de spectacles, de réunions de société, elles risquent fort d’exalter le cerveau, qu’il faudrait calmer, et de rompre de plus en plus l’équilibre entre l’âme et le corps. Ailleurs, comme dans les hospices russes, qui sont organisés militairement, le travail devient une habitude machinale qui n’opère plus de révulsions énergiques sur les égaremens du cerveau ; ce n’est plus qu’un tribut hypocrite payé par l’obéissance passive à l’autorité absolue. Seul, le labeur des champs réunit tous les avantages : charme naturel, variété d’occupations, mouvemens multipliés mêlés de force et d’adresse, fatigue du corps ; autant de contre-poids sérieux aux emportemens de l’esprit ! Que l’on ajoute le grand air et la vue de la nature, et l’on admettra volontiers que les campagnes librement ouvertes de Gheel ne doivent pas laisser regretter les salles les plus hautes et les mieux aérées, même les préaux les plus ombragés et les parcs les plus pittoresques des établissemens fermés.

Toutes les occupations des aliénés n’ont pas un caractère aussi sérieux, et les arts, la musique surtout, leur fournissent des distractions qui concourent à l’amusement de toute la communauté sensée ou insensée. C’est un pauvre fou, connu sous le nom de Grand-Colbert, habile violoniste, qui a fondé l’Harmonie ou société chorale de Gheel. Grâce à cette création, son nom vit avec honneur dans la mémoire de tous les habitans. Ses confrères ont eu le bon esprit de ne pas rougir d’orner de son portrait le salon de leur société, et cet hommage n’est pas un des moins touchans témoignages de la fraternité cordiale, sans préjugés, sans fausse honte, qui caractérise cette honnête population de Gheel. Dans les concerts de l’Harmonie, aux fêtes patriotiques comme aux solennités religieuses, les rôles sont distribués entre les musiciens suivant les talens de chacun, sans égard à l’état de sa raison. Que le jeu et le chant soient justes, c’est tout ce que l’on demande. Pour perfectionner les dons de la nature, une école de chant à l’usage des aliénés entre dans les prévisions du règlement. Il est à désirer qu’elle soit au plus tôt mise en activité. Le directeur en est désigné par la voix publique : c’est un Allemand, nommé Müller, compositeur distingué, chef de l’Harmonie gheeloise, qui ambitionne l’honneur de former parmi les