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encore la comparaison avec les établissemens fondés par la charité sociale et privée, notamment avec Bicêtre, la Salpêtrière et Charenton, qui représentent aux environs de Paris les types administratifs les plus parfaits de ce genre d’institutions. Le luxe seul fait défaut à Gheel, tandis qu’il n’est pas rare dans certains détails de ces maisons, où il voile un peu le caractère de la prison. Nous ne parlons que de ce que l’on pourrait appeler la vie de consommation et de l’existence passive. Que dirons-nous de l’existence active ? À première vue, et sauf examen plus approfondi, celle-ci se développe à Gheel suivant des règles aussi affectueuses qu’intelligentes, qui découlent de deux principes : « Liberté, travail. »

La liberté sous toutes ses formes, tel est le bon génie de Gheel, celui qui a inspiré la colonie, qui la protége et la conserve : en tête, la liberté d’aller et de venir, qui peut provoquer la plaisanterie quand il s’agit de l’inscrire dans une constitution, mais qui, pour un pauvre fou, est la plus précieuse de toutes ; puis la liberté de dormir ou de se lever, de travailler ou de se reposer, la liberté de lire, d’écrire, de parler à l’heure du caprice. Ne pas contrarier l’aliéné, lui permettre même toutes ses fantaisies tant qu’il n’y a dommage ni pour lui, ni pour son entourage, ne lui rien imposer de force, tout obtenir par l’attrait, telle est la science suprême du gouvernement des fous à Gheel.

Voilà donc ce même homme, qui partout ailleurs est enfermé comme un être dangereux à l’instar des animaux malfaisans, celui dont la seule approche excite la terreur des femmes et des esprits timides, qui appelle les suspicions de la police ! À Gheel, il circule librement dans les maisons, hors des maisons, dans les rues et sur les routes, à travers les jardins et les champs. À moins d’inconvéniens dont le médecin est juge, il entre dans les lieux publics, fume sa pipe au café, joue sa partie de cartes, lit ses journaux, boit son pot de bière avec ses voisins et camarades. Le vin seul et les liqueurs spiritueuses lui sont interdits, sous peine d’amende envers le cabaretier. Même les jours de marché, il n’est pas reclus ; on se borne à le faire surveiller de plus près par les gardiens, s’il est sujet à quelques écarts. Quel radical contraste avec la vie de l’hospice, de l’asile, même de l’établissement le mieux organisé ! Le fou de Gheel vaque à ses affaires à son aise et sans trouble. Pour lui, la liberté, l’égalité et la fraternité, si elles n’ont pas de valeur politique, sont de précieuses réalités dans la vie. Il est homme, et traité comme tel au même titre que tous ses frères en Dieu.

Le danger des suicides était une des plus fortes objections contre Gheel ; cependant les faits ont dissipé les craintes. Les suicides sont presque inconnus ; on en a vu seulement un en 1850, un autre en