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n’y trouveraient pas le respect qu’on leur accordait à Sparte ou dans l’ancienne république de Venise. Je serais tenté de penser tout le contraire. Je trouve qu’en ce moment surtout la France est encombrée d’illustres vieillards qui tiennent la clé de tous les sanctuaires, et ne cessent de s’admirer dans le ruisseau de leur jardin. Que nous veulent-ils donc, ces glorieux représentans du passé qui n’ont jamais su inspirer à la jeunesse de nobles passions morales? Se croient-ils indispensables au monde? Un soir, l’empereur Napoléon se promenait mélancoliquement dans une salle des Tuileries; un courtisan, comme il y en avait beaucoup alors et comme il y en aura toujours, était appuyé à une fenêtre et faisait semblant de contempler le ciel étoilé. — Que regardez-vous là? lui dit brusquement le maître. — Sire, je contemple votre étoile qui est plus brillante que jamais. — Vous croyez? lui répondit négligemment l’empereur. — Pouvez-vous en douter, sire? que deviendrait la France, que deviendrait l’Europe sans votre génie ? Vous êtes indispensable au monde qui a besoin de vos lois. — Monsieur, répondit Napoléon d’un ton sérieux et presque solennel, apprenez qu’il n’y a pas d’homme indispensable. Si je venais à mourir, la France, l’Europe et le monde se passeraient fort bien de moi. — C’est en 1811, avant la campagne de Russie, que ce dialogue avait lieu au palais des Tuileries. Pour revenir au conte à dormir debout qui s’appelle le Cheval de Bronze, où était la nécessité d’en donner une nouvelle édition considérablement alourdie de pauvres récitatifs, où l’on a de la peine à reconnaître la main, autrefois si légère, de M. Auber? Ah! que nous l’avons aimé, ce charmant compositeur de folles et fugitives amours qui glissait, sans trop appuyer, sur la corde sensible! Héritier de la lyre de Grétry, dont il n’a pas le génie, contemporain de Boïeldieu, qui lui est supérieur par le naturel, le sentiment et le charme des mélodies, dominé par Hérold de toute la hauteur de la passion, du coloris et de la science instrumentale, l’auteur aimable de la Fiancée, de Fra Diavolo, du Maçon, de la Muette et du Domino noir s’est frayé un sentier fleuri qui l’a conduit tout doucement à la fortune d’abord, puis à la gloire. Voilà bientôt quarante ans qu’il occupe la scène, ce spirituel Anacréon qui a chanté, du bout des lèvres, tant de jolies chansons dont le peuple a gardé le souvenir. Pourquoi donc s’exposer encore sans nécessité aux regards d’un public malin et au jugement d’une critique vigilante qui pourrait vous demander compte enfin d’un assez grand nombre de péchés mignons ? Si l’on vous disait par exemple que la moitié et la plus belle moitié de la partition du Cheval de Bronze revient à Rossini, dont M. Auber admire et connaît à fond le génie! Il ne faut pas, comme on dit, réveiller le chat qui dort, et le jour où l’on examinera avec soin la, couronne de roses qui orne les cheveux blancs du dernier des compositeurs français, on pourra y compter bien des feuilles mortes et beaucoup de clinquant. Quoi qu’il en soit, le Cheval de Bronze a eu à l’Opéra le succès qu’il méritait, et c’est à peine si le beau talent de Mme Ferraris, qui danse, non pas comme une muse, mais comme une sirène, suffit pour faire supporter quatre mortels actes de chinoiseries parisiennes. Aimez-vous la musique parisienne, adressez-vous à M. Auber, qui n’en a pas fait d’autre jusque dans l’Enfant Prodigue, grand opéra biblique en cinq actes. Ah ! si M. Auber avait le temps, il s’occuperait du Conservatoire, qui va si mal, où il se passe des scènes si pénibles; le jour où l’auteur du Domino Noir jettera