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la Chine. Que sait-on au-delà ? Un autre voyageur, l’auteur d’une série de récits, Huit jours sous l’Équateur, — les Révoltés du Para, — les Métis de la Savane, — M. Émile Carrey, va vous conduire à son tour dans le Nouveau-Monde, dans ces régions où la nature hispano-portugaise, en se transformant par degrés, est devenue la race qui peuple aujourd’hui l’Amérique du Sud tout entière, de même que l’Anglais transporté au-delà de l’Atlantique et séparé de la mère-patrie est devenu le Yankee. Ces gradations et ces phénomènes sont un des plus curieux problèmes contemporains.

Il est bien des voyageurs qui, en parcourant un pays, semblent n’être préoccupés que d’eux-mêmes ; ils n’aperçoivent que le reflet de leur pensée dans tout ce qui les environne. Ils se font ainsi « une petite perspective toute personnelle, sans songer que l’intérêt est moins dans ce qu’ils ressentent que dans ce qu’ils voient, dans l’originalité des choses qui passent sous leurs yeux. M. Émile Carrey ne raconte pas ses impressions sous cette forme directe du récit de voyage ; il crée des fictions qui ne sont pas toujours heureuses ou nouvelles, il est vrai, mais dont le cadre flexible se prête naturellement à la description des lieux, à la peinture des mœurs, à la reproduction des types humains. Or les contrées et les populations que l’auteur décrit sont celles de l’Amazone et du Brésil. M. Carrey a observé ces pays, il en a saisi les aspects et les caractères, et quand même il y aurait dans ses pages des hardiesses de langage qui pourraient aisément prendre un nom différent, il ne resterait pas moins un intérêt d’un autre genre, car à mesure que vous avancerez dans cette navigation vers les côtes brésiliennes, vous allez vous trouver en présence de la nature équatoriale, des végétations opulentes, et de ces spectacles splendides où tout prend un aspect grandiose, presque fantastique. Laissez-vous conduire à l’île Majaro, à l’embouchure de l’Amazone : vous aurez comme une révélation rapide d’un monde étrange ; c’est la vie telle qu’elle apparaît sur les côtes presque abandonnées, dans les savanes. Vous verrez s’agiter toute cette population d’Européens dégénérés, d’Indiens, de noirs, de métis, de vaqueiros. Il y a surtout dans les Métis de la Savane un type curieux, c’est le major Abutre, le roi de l’île de Majaro. Le major Abutre est au fond d’origine indienne, mais il a dans les veines assez de sang européen pour prendre un certain ascendant sur ceux qui l’entourent, l’ascendant du maître sur ses esclaves. Il a de grandes propriétés, des troupeaux immenses de bœufs et de chevaux dans ses savanes, des serviteurs nombreux dans ses fazendas. Au besoin, il ferait encore la traite, quoiqu’elle soit abolie au Brésil, et si quelque navire en détresse vient échouer sur la côte, il le pillera sans scrupule, sans oublier de mêler la contrebande à la piraterie. D’ailleurs il ne se soucie guère des autorités, qui le troublent fort peu dans sa royauté de Majaro. C’est un type complet décrit par l’auteur. Ces détails de mœurs n’éloignent pas de la politique autant qu’on pourrait le croire. Si une révolution éclatait au Brésil, il ne serait pas impossible qu’on ne vît sur la scène quelques-uns de ces types dont parle l’auteur des récits de l’Amazone. Cette révolution ne peut être efficacement combattue que par l’immixtion croissante des races européennes. C’est ainsi que se poursuit ce travail permanent, nécessaire, souvent contrarié, de la civilisation de l’Occident allant vers le nord et vers le sud comme vers l’Orient. C’est là peut-être la plus réelle poésie de notre temps, celle qui