Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/878

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manufacturiers de cette ville, qui ont ouvert une exposition à leurs frais, ont espéré que leurs ouvriers y apprendraient quelque chose, précisément ce quelque chose qui leur manque. La dépense sera peut-être de deux millions. Bien des gens diront que si l’on eût employé la moitié de cette somme à payer des maîtres de dessin, on eût marché plus directement au but. Cela peut être. Cependant il ne suffit pas d’ouvrir une école, il faut donner encore l’envie d’y entrer et de s’y instruire. Si la vue des objets d’art si variés exposés à Manchester a vivement frappé la population de cette immense ville, il est possible que l’envie d’apprendre le dessin y devienne endémique, et alors les deux millions n’auront pas été mal employés.

Il faut en dire autant de l’exposition permanente de Sydenham. Sans doute on a fait de grandes dépenses pour élever ces modèles en plâtre de monumens de tous les pays et de toutes les époques; mais plusieurs millions d’hommes ont vu la reproduction si exacte de l’Alhambra, d’un temple égyptien, d’une maison grecque. Je suis fort trompé si la vue des excellentes copies de M. Owen Jones n’a pas fait étudier le dessin et l’architecture à maint jeune garçon qui ne s’en serait jamais avisé avant d’aller à Sydenham. Pour donner le goût de l’art à une nation, il faut que l’art prenne place dans toutes ses fêtes, dans toutes ses solennités. Il faut qu’elle s’y habitue, qu’elle le respecte longtemps avant de parvenir à l’aimer et à le cultiver pour le seul plaisir qu’elle y trouvera. Pourquoi le goût de la musique est-il si répandu en Allemagne? C’est que la musique est associée à une foule d’amusemens et d’actions de la vie où dans d’autres pays elle n’a aucune part. A Vienne, par exemple, on ne peut entrer dans un jardin public sans y trouver un orchestre excellent. Vous allez dans un restaurant manger du veau aux pruneaux; cinq ou six musiciens bohémiens vous jouent admirablement des walses de Strauss pour quelques kreutzers. On me dira peut-être que mon raisonnement est vicieux, que je prends l’effet pour la cause, et qu’il n’y a tant de musiciens en Allemagne que parce que le peuple a un goût inné pour la musique. Je répondrai qu’un Français et un Anglais, — et je cite ces deux nations comme ayant les oreilles les plus racornies de l’Europe, — ne passeront pas quelques années en Allemagne sans y devenir dilettanti bon gré mal gré. Je ne pense pas que les Grecs fussent particulièrement appelés par la nature à être des sculpteurs, ou, ce qui revient au même, ils avaient probablement une aptitude à exceller en toute chose. Leur religion sans doute multipliait les statues et les bas-reliefs; mais les premiers simulacres des dieux et des héros furent de vilaines gaines surmontées de têtes passablement grotesques. On les perfectionna bien vite,