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qu’île à la grande île. C’est au pied de la tour, à trois pas de la cataracte et en vue de la rive canadienne, que les deux combattans se joignirent, armés chacun d’une hache pesante en bois de fer. Le tranchant était d’acier poli comme la hache de nos sapeurs. Bussy jeta les yeux sur le Niagara, qui s’étendait à perte de vue jusqu’au pont suspendu au moyen duquel on a joint le territoire américain au Canada.

— L’un de nous, dit-il, avant quelques minutes roulera dans le Niagara et ira visiter les rives du lac Ontario.

— Chien de Français, dit grossièrement George-Washington, je vais t’envoyer au pays qu’occupaient tes pères.

— En garde, répondit Bussy, et tous deux s’attaquèrent avec une ardeur égale.

Après quelques feintes, dans lesquelles chacun des deux voulut tâter son adversaire, l’Américain impatient leva sa hache à deux mains pour fendre la tête à Bussy; mais celui-ci l’évita, fit un pas de côté, reçut la hache de Butterfly sur le manche de la sienne, et détourna le coup. En même temps il frappa à son tour. Le tranchant de sa hache atteignit l’Américain à l’endroit où l’épaule droite se joint au cou, George-Washington tomba mort sans pousser un cri. Suivant les conventions qui avaient précédé le combat, son corps fut jeté dans le Niagara, et il ne fut pas question du duel dans les journaux du pays.

— Maintenant, dit Roquebrune, allons nous marier, si Valentine y consent.

Elle y consentit en effet, l’aimable Canadienne; Bussy ne lui plaisait pas moins qu’à son frère. Ils se sont aimés, s’aiment et s’aimeront toujours suivant toute apparence. Bussy est aujourd’hui le meilleur homme du monde et le plus heureux. Il est établi dans l’Ohio, à deux lieues de Cincinnati et de l’un des plus beaux fleuves de l’Amérique. Il est riche, estimé de ses voisins, et pourrait jouer un rôle public, si le métier d’homme politique lui plaisait. Son ami Roquebrune, qui a épousé une jeune et charmante Américaine malgré le souvenir de Cora, cultive à une demi-lieue de là une ferme de douze cents acres. Il fait du vin de Champagne et de Madère avec le raisin Catawba, et les indigènes préfèrent ses crus à ceux de l’Europe. Bussy le lui reprochait. — Mon cher ami, dit Roquebrune, tu n’y connais rien. Ces gens-là aiment mon vin : je n’ai pas le droit de les en priver.

Bussy ne maudit plus l’Amérique et la démocratie. Il a compris que les meilleures institutions ont quelques inconvéniens, et qu’un peuple qui a fait en si peu de temps de si grandes choses a bien le droit d’avoir quelques défauts et quelques ridicules. — C’est affaire