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— Souvent, dit Cora, qui crut réparer sa faute.

— Tant pis, la valse est inconvenante. Dansez-vous la polka, la redowa, la mazurka ?

Cette fois Cora hésitait. Le lord sourit et dit : — Un peu, n’est-ce pas ? Vous avez tort ; moi, je ne danse que la gigue.

— Qu’est-ce que la gigue ? demanda timidement Cora.

— C’est la plus aristocratique de toutes les danses ; c’est la seule que connût Louis XIV, et la reine Victoria n’en danse jamais d’autre.

Miss Butterfly était pleine d’admiration. — Voilà, pensait-elle, un vrai lord d’Angleterre, qui n’aime rien hors de son pays, et qui méprise tout l’univers, excepté lui-même.

— On ne danse pas la gigue ici ? demanda le lord après un instant de silence.

La femme du banquier entendit la question et en fut troublée. Il y avait donc des danses qui n’appartenaient qu’aux femmes des lords, et que les autres femmes ne connaissaient pas ! Elle s’excusa timidement. Le lord l’écouta, les jambes étendues, les mains dans ses poches, à demi couché sur un canapé. Quand elle eut fini : — J’ai eu tort, dit-il, de parler de ces choses ; j’aurais dû savoir la différence qu’il y a entre Londres et New-York. On sait gagner de l’argent en Amérique, mais on ne sait le dépenser qu’en Angleterre. Au reste, avec le temps, vous ferez peut-être quelque chose. Le progrès du bon goût est lent, mais réel. Je connais des bourgs en Angleterre qui ne sont guère plus civilisés que New-York.

Ce dernier coup fut terrible. La feinte bonhomie avec laquelle le lord débitait ses impertinences indigna l’assemblée. Cora seule, insensible à la gloire de sa patrie, fut saisie d’admiration en voyant l’insolence d’Aberfoïl. En Amérique, la grossièreté est un signe de force.

Le reste de la soirée ne fut marqué par aucun incident particulier. Kilkenny garda Cora près de lui et lui parla pendant plusieurs heures de ses chevaux et de ses chiens, conversation tout à fait fashionable. Après les chevaux et les chiens vinrent les ancêtres, et la longue énumération des comtes de Kilkenny, dont le premier fut Richard Strongbow, conquérant de l’Irlande. Richard eut pour fils Walter, qui assiégea Saint-Jean-d’Acre et renversa de cheval le sultan Saladin à la bataille de Tibériade. Le petit-fils de Walter désarçonna le fameux comte de Leicester à la bataille de Lewes. Depuis ce temps, les Kilkenny portent dans leurs armes un dragon terrassé : le dragon était dans les armoiries de Leicester. L’arrière-grand-père de lord Aberfoïl était le premier lieutenant du colonel Clive à la bataille de Plassey, et battit plusieurs fois Hyder-Ali, sultan de Mysore. Il obtint un million de livres sterling et le plus beau diamant de la sultane favorite de Hyder pour sa part de pillage.