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dais, et quelques voisins du vieux Samuel se précipitèrent sur lui.

George-Washington se préparait à tirer un autre coup de pistolet. La foule s’amassait dans la rue et criait : Mort au Français! Bussy jugea prudent de faire retraite. Il courut jusqu’au bout de la rue. Sans chapeau, les yeux brillans de fureur, la poitrine ensanglantée, il effrayait tout le monde. On s’écartait pour le laisser passer, et on courait sur sa trace sans savoir pourquoi. Les deux Butterfly, les Irlandais et les spectateurs criaient de toutes leurs forces : Arrêtez le meurtrier, le brigand, le faussaire! mais personne n’osait mettre la main sur lui. Il arriva ainsi au Scioto. Au-delà étaient la forêt et la liberté. Il n’hésita point et se jeta à la nage dans la rivière. Le courant n’est pas très rapide, mais l’eau est profonde, et Bussy, blessé, embarrassé d’ailleurs par ses habits, eut grand’peine à gagner l’autre rive. Heureusement la ville n’a pas de pont sur le Scioto. Quelques-uns de ses ennemis, plus animés que les autres, voulurent le poursuivre et passer la rivière en bateau; mais le vieux Butterfly ne fut pas de cet avis, il déclara qu’il pensait comme César, qu’il faut faire un pont d’or à l’ennemi qui se retire. Cette sage maxime fut généralement goûtée, et Bussy continua tranquillement sa route.

Il était fort mal à son aise. Ses blessures, quoique légères, lui causaient de cruelles douleurs, et la perte de son sang l’avait affaibli. — Pardieu! se dit-il, j’ai fait une belle besogne, et mon ami Roquebrune va bien rire de ma simplicité. J’arrive, on m’appelle faussaire, je me fâche, on me tire des coups de pistolet, et je me sauve. Voilà une brillante campagne. Par saint Chrysostôme, que je sois abandonné de Dieu, si je ne coupe les oreilles à toute l’infâme race des Butterfly !

Tout en maudissant sa destinée et la famille Butterfly, il s’était enfoncé dans la forêt, et marchait au hasard vers le nord. La nuit approchait, il n’y avait pas de chemins tracés; il fut forcé de s’arrêter sous un arbre, près d’une source d’eau claire. Il but et lava ses blessures. Il avait grand faim, mais ce n’était pas le moment de dîner. Il amassa du bois sec, y mit le feu et s’endormit tranquillement. Le lendemain, au point du jour, il s’éveilla, et se leva fort étonné de voir un serpent à sonnettes qui avait passé la nuit auprès de lui, moelleusement enveloppé dans son propre paletot. Le serpent, jeté brusquement à terre, s’enfuit, et Bussy continua sa route. Un heureux hasard le conduisit vers une ferme isolée où des fermiers allemands lui donnèrent l’hospitalité. Par un bonheur plus grand encore, il avait conservé son portefeuille en fuyant. Grâce à ce vil métal, qui a plus de puissance que le génie et la vertu, il gagna promptement le Ohio and Erie railroad et les chutes du Niagara. De là, il descendit le lac Ontario et le fleuve Saint-Laurent jus-