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reaux étaient fermés, et Bussy fut forcé de se coucher sans avoir tué personne.

La nuit porte conseil. Notre héros, en lisant les noms des orateurs du meeting, devina que le vieux Samuel Butterfly était le principal auteur de la calomnie; is fecit cui prodest. Il résolut de lui demander raison de sa conduite et de le forcer à se rétracter. Il se voyait seul en face d’une foule d’ennemis, mais ce n’était pas un homme ordinaire que notre ami Bussy. Il avait l’âme naturellement intrépide et vigoureuse. S’il tenait peu à l’argent et dédaignait sa fortune perdue, il ne voulait pas reculer, même devant une force supérieure et irrésistible. Il grinçait des dents à la seule pensée de s’en aller sans avoir rien fait, et de laisser parmi les Yankees un nom déshonoré. Ajoutons qu’il était Français, et qu’il croyait tenir le drapeau de la France en pays étranger. Abaisser ce drapeau, n’était-ce pas abaisser la patrie? Ces réflexions lui vinrent à l’esprit avec la rapidité de l’éclair, et il résolut de se faire justice à lui-même ou de mourir.

Dès le matin, il s’habilla avec soin, mit son revolver dans la poche de son paletot, son bowie-knife sur sa poitrine, déjeuna tranquillement, et sortit pour aller rendre visite à Samuel Butterfly. Toute la ville le connaissait déjà. Les étrangers sont rares à Scioto-Town, et la physionomie ouverte et énergique du jeune Français ne ressemblait guère aux visages contractés, osseux, basanés et tristes qui forment la majorité des visages américains. Une jeune et jolie Irlandaise qui faisait le service de l’hôtel Bennett, qui avait entendu les discours qu’on tenait dans la ville contre le voyageur étranger, fut touchée de pitié en le voyant sortir. Elle l’arrêta sur le seuil de la porte et le pria de rester à l’hôtel.

— Ma belle enfant, dit Bussy, cela m’est impossible. Il faut que je sorte.

— Prenez garde, monsieur. On dit de vous des choses horribles, et Patrick m’a conté que vous vouliez assassiner M. George-Washington Butterfly.

— Qu’est-ce que ton ami Patrick?

— C’est un brave Irlandais qui me fait la cour et qui n’a qu’un défaut, celui de se coucher au soleil pendant le jour et de boire du whiskey toute la soirée. Tenez, le voilà qui nous regarde.

En effet, le bon Patrick et son ami Jack, pressés de gagner leur dollar, épiaient toutes les démarches de Bussy. Celui-ci s’en aperçut et ne s’en inquiéta point. La colère dont il était transporté ne lui permit pas de songer au danger. Il se fit indiquer la maison de Samuel Butterfly, et entra. Les deux Irlandais, qui le suivaient de près, entrèrent presque en même temps.

George-Washington et Samuel étaient occupés à déjeuner quand