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doctrine de l’intérêt bien entendu, est demeuré le plus parfait modèle de l’homme civilisé, qui n’a jamais rien à démêler avec la loi. Le vénérable Samuel Butterfly au contraire ne pouvait pas se vanter de n’avoir jamais connu la justice humaine. Tour à tour matelot, imprimeur, chirurgien, épicier, marchand de bois, avocat, il avait fait quatre banqueroutes, après lesquelles sa fortune était estimée à plus d’un million de dollars (cinq millions de francs). La dernière donnera une idée des trois autres. Il avait acheté pour un million cinq cent mille dollars de salaisons qu’il expédiait à New-York. Un mois après, il annonce à ses créanciers que sa spéculation n’a pas réussi et qu’il est ruiné; en même temps il leur offre cinquante pour cent de leurs créances. L’un d’eux, se défiant de ses paroles, lui intente un procès. Samuel Butterfly, qui avait déjà vendu toutes ses propriétés, s’avance devant le tribunal, et les yeux levés au ciel, d’une voix ferme, il jure qu’après avoir donné cinquante pour cent, il ne possédera plus rien. Le créancier s’exécute, reçoit son argent, donne quittance, et le lendemain Samuel Butterfly rouvre boutique sans que personne ose lui reprocher son parjure de la veille. En tout autre pays, il eût passé pour un coquin; à Scioto, on lui envia son bonheur et son habileté. Au reste, bon mari, bon père, assidu aux prières publiques, suivait avec une ferveur exemplaire les offices des méthodistes. Il était devenu par ses intrigues le chef du parti démocratique à Scioto-Town et le maire de la ville.

Tel était le vénérable personnage qui s’arrêta à Scioto-Town en même temps que notre ami Bussy. Cette rencontre n’était pas l’effet du hasard. Samuel était à New-York avec sa fille le jour même où le jeune Français avait offert son cœur à miss Butterfly, et l’aimable Cora l’avait prévenu des projets de Bussy. Samuel, inquiet, était parti sur-le-champ pour ameuter contre l’ancien propriétaire de Scioto tous les journaux démocratiques. Dans un pays où l’opinion publique décide de tout, les journaux sont une arme mortelle. Quiconque a dans sa main cette arme est maître de la vie et de l’honneur de son adversaire. Il peut le calomnier, le diffamer, et le pousser à toutes les extrémités, même au suicide. Butterfly le savait, et comptait venir aisément à bout d’un étranger qui n’avait ni amis, ni influence dans le pays. Il était parti de New-York par le même convoi qui avait transporté Bussy, et, sans se faire connaître, il avait étudié d’avance le caractère et les manières de son ennemi. Il n’eut pas de peine à voir que le Français, vif, résolu, audacieux, serait difficile à effrayer.

En arrivant, if fit venir son fils, M. George-Washington Butterfly. On sait qu’il est d’usage aux États-Unis de donner à beaucoup d’enfans le nom du fondateur de la république. L’enfant n’est pour cela ni meilleur ni pire. M. George-Washington Butterfly était un homme