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Daniel Boon a laissé un nom immortel; mais ne heurtez pas de front cette force populaire, qui est aveugle et irrésistible; respectez le sommeil du monstre de peur qu’il ne vous dévore; ne redemandez pas le dîner qu’il vous a pris, de peur qu’il ne vous prenne encore le souper et la vie. C’est mon dernier conseil. Je n’espère pas, mon cher monsieur, avoir le bonheur de vous revoir jamais. Il est minuit, et je me sens fatiguée. J’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. Ayant prononcé ce discours avec une volubilité sans pareille, la belle Cora Butterfly salua notre héros d’un signe de tête, et, lui tournant le dos, se mit à bâiller sans cérémonie. Bussy, se voyant congédié, prit le parti d’en rire, et lui dit :

— Ma chère Cora, je vous remercie de vos conseils, qui sont les plus sages du monde. Vous parlez comme un ministre ou comme deux avocats. Je suis vraiment touché de la part que vous daignez prendre à mon malheur; mais permettez-moi de croire qu’il n’est pas aussi grand que vous le dites. J’honore et respecte infiniment M. Samuel Butterfly, et, sans le connaître personnellement, je fais d’avance trop de cas de sa sagesse pour croire qu’il me refusera l’indemnité qu’il me doit. S’il était assez mal conseillé pour le faire, j’ai trop de confiance dans les lois américaines et dans la justice du peuple pour désespérer de ma cause. Permettez-moi d’espérer, chère miss Cora, que je ne vous vois pas aujourd’hui pour la dernière fois, et que bientôt ma fortune rétablie et peut-être agrandie me rendra l’ineffable bonheur dont j’ai joui pendant cette soirée. Quoi qu’il arrive, soyez sûre, chère miss Butterfly, que le souvenir de vos bontés et de la tendresse que vous m’avez témoignée jusqu’à minuit moins un quart ne sortira jamais de ma mémoire et de mon cœur. Adieu.

À ces mots, il sortit, se coucha et dormit fort tranquillement pour un homme à qui l’on venait d’annoncer sa ruine. Le lendemain, décidé à partir et à connaître son sort le plus tôt possible, il alla prendre congé de son cousin Roquebrune. Celui-ci le reçut fort bien, écouta en riant aux éclats le récit de l’entrevue de la veille, et devint plus sérieux en apprenant le triste sort de la forêt du Scioto.

— Mon cher ami, lui dit-il, vous partez, c’est fort bien fait; mais je ne dois pas vous cacher que vous avez peu d’espoir de recouvrer votre bien. Je connais toutes les ressources de la procédure américaine. C’est un vrai labyrinthe. Vous êtes pauvre, vous aurez contre vous les juges, les jurés, les avocats, tout le peuple qui vous a dépossédé, et pour vous seulement la bonté de votre cause. C’est peu. Ne désespérez pas néanmoins, un miracle peut vous faire rendre justice, et la Providence nous vient en aide quelquefois. Dans tous les cas, il est bon d’essayer. Cette lutte d’un homme contre tout un peuple est digne d’un grand cœur, et si je n’étais retenu à Montréal