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— Vous êtes fort au courant de mes affaires, dit Bussy, moitié riant, moitié facile.

— Ne remarquez pas mon indiscrétion, reprit Roquebrune. Vous avez vu cette jeune-blonde, et vous l’aimez. C’est un antique usage des Français de France auquel vous ne pouviez déroger. Les Anglais aiment les chevaux, les Allemands la bière, les Américains le whiskey, et les Français aiment les femmes. C’est un goût fort noble, je vous assure, et que je suis loin de condamner ; mais croyez-moi, faites votre malle et allez voir la forêt du Scioto.

— Bon ! le Scioto n’est pas pressé ; il peut attendre.

— Et miss Cora ne le peut pas ! Méfiez-vous, mon cher, d’une fille qui cherche un mari. Il n’y a rien de si dangereux sur la terre. J’ai chassé l’ours au New-Brunswick et la panthère au Texas ; mais ni l’ours ni la panthère ne sont aussi redoutables qu’une Américaine à la poursuite d’un mari.

— Bah ! elle ne peut pas me mettre le couteau sur la gorge. On n’épouse que lorsqu’on le veut bien, et je ne crains ni les pères ni les frères.

— Je vois, mon cher cousin, que vous avez besoin de mes conseils encore plus que je ne le pensais. On ne vous apprend donc rien à Paris ? À quoi vous sert cette civilisation si vantée ? Vous ne rêvez que pistolets et poignards, comme si vous étiez dans le pays des Sanches et des Guzmans. Ici c’est toute autre chose. Les Yankees sont d’humeur débonnaire, et se soucient fort peu de leurs filles. Qu’importe, je vous prie, à M. Samuel Butterfly, le père de miss Cora, que sa fille prenne ou non un amant ? Cela fait-il hausser ou baisser le prix du coton ? Le vieux Samuel sait fort bien que la candide miss Cora ne se compromettra qu’à bon escient, et qu’elle n’épousera qu’un homme cousu de dollars. Elle peut faire toutes les folies du monde, se faire enlever par le premier venu, s’embarquer pour l’Europe ou pour le Chili : il est une folie qu’elle ne fera jamais, celle d’épouser un mari pauvre ; mais malheur à vous si elle apprend que vous possédez une forêt sur les rives du Scioto ! Elle fera votre bonheur malgré vous, et vous l’épouserez, si elle l’a résolu.

— Je ne l’épouserai pas.

— Vous l’épouserez, vous dis-je. Connaissez-vous l’histoire de mon ami le capitaine Robert Inglis ? Il était jeune, raide, ganté, gommé, ficelé, large d’épaules, mince de taille, hardi d’allure, pédant, ennuyeux, trois fois millionnaire, toujours occupé de ses chevaux et de ses bonnes fortunes ; toutes les femmes l’adoraient. Les filles à marier, les belles, comme on dit ici, se disputaient ses regards. Il passait au milieu d’elles, dédaigneux et superbe. Un soir une brune charmante, miss Caroline Vaughan, l’invite à souper dans sa propre chambre. C’est l’usage du pays, et les mœurs,