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presque tous les cachots de la même époque, ne se prêtent pas toutefois à la réhabilitation récemment tentée de l’humanité du gouvernement vénitien. J’aime encore mieux la réflexion du vieux concierge, qui, après nous avoir expliqué certains moyens de garde, de surveillance, de torture et de supplice, dont les traces subsistent, avait soin d’ajouter qu’avec tout cela le gouvernement de Venise avait duré douze cents ans. Quant au pont des Soupirs, il est plus sinistre par son nom que par ses apparences, et pour la gueule de lion, dont il ne reste qu’un trou dans la muraille, elle pouvait malaisément être une sauvegarde spéciale offerte à la dénonciation. Elle s’ouvrait au second étage, sur le palier d’un escalier bien éclairé, fort accessible, et près de la porte de la première des pièces réservées au conseil des dix; il est difficile d’imaginer un lieu moins mystérieux. Une boîte aux lettres ouverte dans la rue est plus discrète. Si les délateurs seuls avaient dû monter jusque-là, ils auraient pu tout aussi bien s’écrire chez le portier. Le seul fait de leur présence sur l’escalier les aurait trahis. Il est probable que tout le monde y montait et que la fameuse tête de lion n’était que l’ornement d’une ouverture pratiquée pour recevoir exclusivement les lettres adressées au gouvernement. J’accorde qu’avec l’esprit qui l’animait, les dénonciations devaient s’y mêler en grand nombre aux pétitions. En tout pays, les solliciteurs deviennent aisément délateurs. Ainsi le lion officiel a paru n’ouvrir sa gueule qu’à la dénonciation. L’autorité la plus active et la plus redoutée qui siégeât dans les chambres du palais ducal avait toutes les allures d’une police occulte : lui écrire seulement aura passé pour de la délation.

Quand même d’ailleurs on ôterait à la tyrannie machiavélique qui trônait à Saint-Marc ses accessoires romanesques et le prestige de terreur que l’imagination lui prête, elle ne cesserait pas d’être tyrannie. Venise peut n’être pas la poésie de la police, mais il lui reste une réalité qui n’a nul droit à l’indulgence de l’histoire. M. Paul de Musset a traité ce point, pièces en main, d’une manière intéressante, et, n’en déplaise au concierge des puits, la durée du gouvernement de la seigneurie peut être attribuée moins à ses procédés d’inquisition politique qu’à cette énergie persévérante de patriotisme inhérente au gouvernement républicain, surtout quand il est aristocratique. L’aristocratie gagne à s’approcher de la forme républicaine tout ce qu’elle perd au voisinage de la monarchie absolue. Rien n’a plus besoin de la liberté politique qu’une aristocratie : c’est à cette seule condition qu’elle se fait absoudre des peuples et de la postérité, et qu’elle trompe jusqu’aux instincts les plus ombrageux de la démocratie, — témoin la séduction extraordinaire que les plus grands noms du patriciat romain exerçaient sur nos démocrates de 1793. On ne saurait rattacher aux célébrités de l’aristocratie véni-